Un documentaire diffusé sur Arte le 11 décembre à 20h50 retrace l’histoire de la croissance fulgurante d’Amazon, dernier A des GAFA, l’acronyme qui réunit ces géants du web ayant bouleversé en quelques années notre quotidien. Ce développement continue de s’écrire au futur façon Black Mirror, dans une inquiétante dystopie où l’individu tout-puissant est à la fois aliéné et aliénant.
Des plantes luxuriantes et des arbres d’une dizaine de mètres de haut, des cascades et des fougères qui envahissent l’espace. Ce n’est pas une plongée dans une contrée reculée de la forêt amazonienne, mais dans les “Sphères” : un immense espace de travail consacré par Amazon au début de l’année 2018 à Seattle qui recrée une biosphère tropicale dans plusieurs serres de verre pour doper la créativité de ses employés. En commentaire de cette immersion visuelle dans un environnement de travail où les couloirs deviennent des passerelles suspendues au dessus du vide et les salles de réunions des cabanes de bois, le ton est critique : “Amazon, avec ses célèbres sphères botaniques, met la nature à son service. Est-ce un présage de ses intentions envers la société ?”
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Alors que le fleuve Amazone – qui a inspiré le nom du géant du web – et la forêt qui l’entoure voient leur surface réduite et leur existence menacée, Amazon présente au contraire une expansion infinie qui semble ne rencontrer aucune limite, avec tous les problèmes que cela implique. C’est le fil rouge du documentaire L’irrésistible ascension d’Amazon, consacré à l’entreprise de vente en ligne fondée par Jeff Bezos et réalisé par David Carr-Brown. En quelques décennies, la firme a profondément modifié le paysage social, économique, et technologique qui nous entoure. Retour sur une success story aussi indéniable que préoccupante.
Le développement d’Amazon, d’un garage aux dépôts
L’idée d’Amazon est née en 1993 à… Wall Street. Embauché par David E. Shaw, l’un des premiers incubateurs d’internet du marché, Jeff Bezos est un banquier parmi d’autres qui accumule rapidement les profits. La vente en ligne est pour lui un secteur appelé à s’étendre rapidement. Sur ce pressentiment, il quitte sa carrière prometteuse dans la finance et s’installe dans un garage à Seattle pour lancer une librairie en ligne. De quoi alimenter le récit d’un self made man devenu cette année l’homme le plus riche du monde. Bezos lui-même entretient le mythe de la croissance fulgurante de son entreprise, partie de rien : “Quand j’ai lancé Amazon, on était une poignée de personnes, je livrais moi-même les colis en espérant pouvoir me payer un jour un chariot élévateur. Vingt ans plus tard, nous satisfaisons près de 300 millions de clients et faisons des centaines de milliards de ventes”.
La multinationale a implanté ses énormes dépôts en tôle d’acier dans plus de quinze pays, modifiant les paysages de régions désindustrialisées et sinistrées comme à Leeds, en Angleterre. À l’intérieur, des centaines de milliers de rayons forment un Tetris gigantesque dans lequel sont centralisées les marchandises. Loin de l’image de l’autoentrepreneur ambitieux à l’origine de la firme, ceux qui les acheminent aux clients sont des employés de la Gig Economy (“l’économie des petits boulots”) sans contrat, payés à la tâche, qui surveillent constamment leur téléphone dans l’attente d’une nouvelle livraison. Chaque travail réalisé donne lieu à une rémunération où sont absentes toutes formes de cotisations sociales et de filets légaux qui sécuriseraient l’emploi. “Quand ils veulent arrêter de travailler avec vous, ils vous disent simplement qu’ils ne vous donneront plus de travail”, résume l’un des employés du site de Leeds. En Amérique, la chose est déjà acceptée pour un autre intérimaire comme une solution face aux risques de disette économique : “Si vous n’avez qu’une source de revenus, ça représente un risque, surtout aux Etats-Unis”.
L’essayiste Douglas Rushkoff, spécialiste des médias et de la technologie fait l’analogie du développement tentaculaire d’Amazon à l’international avec le modèle de la Compagnie anglaise des Indes orientales : en s’installant sur chaque territoire, la firme met à son service les populations sur place et les rend dépendantes de son activité en éliminant toute concurrence locale.
“Nous aimons le sexe, la drogue et la rigueur budgétaire”
Le documentaire s’attache aussi à décrypter la philosophie que représente Amazon et qui s’inscrit dans le libéralisme triomphant aux Etats-Unis. Son idéologie libertaire est celle des entreprises de la Silicon Valley, dont l’empiétement sur les Etats avait été le sujet d’une autre enquête filmée de David Carr-Brown intitulée Silicon Valley, empire du futur. Le cœur de cette idéologie est le règne de l’individu autonome, sa liberté, sa parole, son confort. Sur les sujets sociaux, le libertarisme se place à gauche en défendant par exemple le mariage gay et la libéralisation de la drogue. Sur le consentement à l’impôt, le virage à droite est radical. Dans un cas comme dans l’autre, la présence de l’Etat a disparu.
Cheveux teints en violet, interviewée dans son salon avec ses deux jeunes enfants, Katherine Mangu Ward, rédactrice en chef de Reason, principale publication libertaire des Etats-Unis, scande comme un slogan : “Nous aimons le sexe, la drogue, et la rigueur budgétaire”. Amazon est le symbole d’un rêve rendu réalité, celui de rendre possibles toutes les envies et tous les désirs et de présenter un gain de temps inouï. En plus de modifier le paysage social en redéfinissant la notion d’emploi, l’entreprise impacte plus largement les relations commerciales et humaines en défendant ce concept d’individu tout-puissant. Ancien journaliste du New York Times spécialiste de l’idéologie des GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon), Noam Cohen souligne l’attraction qu’il produit :
“L’idéologie libertaire a quelque chose de très enivrant : je suis un individu dans le monde, je suis le roi de mes propres envies, je peux faire et dire ce que je veux. Cette possibilité de s’émanciper des liens sociaux est très stimulante”. Noam Cohen
L’Europe, au moyen d’une présence institutionnelle plus marquée et d’une histoire des idées politiques différente de celle de son voisin américain, tente de résister à l’implantation sans cadre du géant du commerce numérique. Celui-ci dispose d’autres activités pour séduire de l’autre côté de l’Atlantique.
Une diversification des activités jusqu’à la Lune
Amazon ne se contente pas d’être une plateforme d’e-commerce, qui expédie aujourd’hui 1,5 milliard de colis par an à l’intérieur des foyers rien qu’aux Etats-Unis. Cette activité n’est d’ailleurs pas celle qui lui rapporte le plus de profits. Les prix de vente défiant toute concurrence sont très bas, et les coûts de main d’œuvre sont incompressibles. Ce n’est pas le cas d’Amazon Web Services, qui monnaie les données des utilisateurs et gère des serveurs et des clouds : stockage, réseau, analyse de données… Première source de revenus et réseau d’influences de l’entreprise, cette activité mêle clients et partenaires privés et publics. On y trouve Netflix, mais aussi la CIA ou les services publics du Royaume-Uni.
Un des autres services proposés par Amazon est le streaming de vidéos en ligne et la production de contenus audiovisuels. Depuis 2017, la série The Marvelous Mrs Maisel, diffusée sur Amazon Prime rencontre un succès critique sans précédent. Cette année, elle a même remporté deux Golden Globes, dont Bezos a ironiquement fait savoir en clin d’œil à ses activités annexes qu’ils avaient permis “de vendre plus de chaussures”. Si les productions européennes sont plus rares, la plateforme a lancé début décembre sa première série française Deutsch-les-landes, aux critiques nettement plus péjoratives.
En Chine, le géant du e-commerce Alibaba repousse les vélléités de Jeff Bezos d’y implanter son entreprise. Les limites de l’espace terrestre n’ont pas coupé les envies d’expansion du multi-milliardaire. Dans l’idée de perpétuels investissements, il a lancé la société Blue Origin qui met en œuvre des programmes pour développer le tourisme spatial. Celui qui espère un jour coloniser la Lune se vante d’apprendre à ses employés : “Chez Amazon, chaque jour est le premier. Le jour deux, c’est la stagnation. Suivie par l’inutilité. Suivie par un déclin atroce. Suivie par la mort”. Un appétit d’innovation insatiable, sans cesse renouvelé, qui contourne les obstacles institutionnels, législatifs, commerciaux… pour tout s’approprier sur son passage.
L’irrésistible ascension d’Amazon – diffusé le 11 décembre à 20h50 sur Arte, et disponible pendant 2 mois en replay sur Arte.tv.
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