Un salarié par jour se suicide en France pour souffrance causée par l’exercice de son métier…Immergé pendant deux ans dans une dizaine d’entreprises à La Défense, Jean-Robert Viallet y a filmé le monde du travail aujourd’hui dans un documentaire suffocant La mise à mort du travail. Entretien.
La souffrance au travail intéresse de plus en plus la sociologie, le cinéma et même la télé. Comment avez-vous abordé cette question ? L’immersion et la durée sont-elles nécessaires pour comprendre ce qui se joue au sein de l’entreprise ?
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On a voulu entrer dans l’un des mondes les plus difficiles à aborder avec une caméra : l’entreprise. La meilleure manière de bien comprendre le travail au quotidien et la souffrance dénoncée par les chercheurs est d’aller voir à l’intérieur. On a voulu décortiquer le phénomène, comme une analyse sociologique de terrain, comme un ethnologue : s’immerger, passer beaucoup de temps auprès des salariés. On a tourné toutes les semaines pendant près de deux ans dans une dizaine d’entreprises à la Défense. Au bout de six mois, on s’est concentré sur celles qui nous paraissaient les plus pertinentes, les plus universelles.
Quels ont été vos critères de choix ?
Je voulais filmer des entreprises anodines, les plus normales possible, celles que personne ne pense à observer parce qu’il n’y a rien de spectaculaire à y voir. Je voulais essayer de raconter ce qui se passe dans des dizaines de milliers de boîtes dans le monde. Il fallait pour cela pénétrer le monde des services, parce que c’est 75% des emplois en France, et le monde de l’industrie parce que c’est une manière de regarder les évolutions historiques du monde du travail. On voulait des boîtes mondialisées, parce qu’avec la globalisation, les comportements se sont standardisés. La standardisation ne s’applique pas qu’aux produits, mais aussi aux méthodes de management. On a gardé Intermarché, Carglass, spécialisée dans la réparation des pare-brise, Fenwick, leader du secteur des chariots élévateurs à fourche. Ces trois sociétés forment une lucarne emblématique de la réalité du travail occidental.
Filmer le travail n’est-il pas un pari impossible ? Comment incarner le harcèlement moral par exemple qui, par définition, reste un processus mental ?
Filmer le travail à l’ancienne, le tour de main, le savoir-faire dans les usines reste facile. Dans le monde du service, c’est beaucoup plus complexe. L’important était de filmer la face cachée, tout ce qui se révèle derrière le champ du visible. Dans l’entreprise, les comportements demeurent très codés, les salariés jouent tous un rôle : le travail ressemble à un grand théâtre. C’est la plus grande scène du spectacle vivant de notre époque : chacun doit jouer un rôle, personne n’est complètement soi-même. Il faut s’habiller comme ceci, il faut parler comme cela… Difficile de décrypter ce qui se passe réellement. C’est pour ça qu’on a fait le pari du temps. On a pensé qu’on ne pourrait comprendre que si on passait du temps auprès des salariés. Il ne fallait pas non plus rester collé à l’éternel discours sur la souffrance, mais l’élargir à la notion de conflit et de droit du travail. A travers, par exemple, le conseil des prud’hommes et le rôle des inspecteurs du travail. La Mise à mort du travail est aussi un film sur les hommes de loi, ceux qui tentent de faire respecter les droits des salariés, ceux qui pansent les plaies, qui ramassent les corps sur un champ de bataille. Le travail a toujours été lié à la question de l’aliénation, mais on a voulu voir ce qui, précisément, s’est transformé ces vingt dernières années. C’est-à-dire les méthodes d’organisation du travail mises en place depuis la montée en puissance du néolibéralisme, la dérégulation des marchés…
Quel lien entre les trois parties de votre enquête : La Destruction, L’Aliénation, La Dépossession ?
Une question : pourquoi en est-on arrivé là ? A l’explosion des troubles musculo-squelettiques, qui touchent un salarié sur huit, celle des maladies pyschologiques, qui représentent 20% des maladies du travail, celle des suicides. Un salarié par jour se suicide en France pour souffrance causée par l’exercice de son métier… Le premier volet s’attache au management de terrain : comment un dirigeant et une équipe de management gèrent les employés pour multiplier les profits en les poussant à accepter la soumission à l’entreprise. Et puis on a voulu décortiquer ce qui se passe au-dessus de ce management opérationnel, chez les actionnaires qui dictent les obligations de résultat.
Avez-vous été surpris par ce degré de souffrance ?
Le constat est noir dans la mesure où le management et l’organisation du travail forment un système de valeurs très fort qui se diffuse partout. Par exemple, dans le film L’Aliénation, on s’intéresse à la prime par équipe. On parle dans toutes les entreprises de l’esprit d’équipe, de la cohésion. Μais c’est l’inverse qui se produit. Sous prétexte de travailler en équipe et de favoriser la cohésion, on favorise en fait l’individualisation de chaque salarié. On encourage la compétition et pire, on pousse à la surveillance des uns par les autres. J’ai été impressionné par l’incroyable puissance diffuse des valeurs destructrices du management. On ne se retrouve pas face à des patrons voyous dans le film, ils paraissent normaux, sympathiques. Mais ils suivent les yeux fermés une idéologie dominante et restent incapables d’un regard critique sur eux-mêmes, sur leurs méthodes de management. Pourquoi l’entreprise est-elle incapable de penser contre elle-même ?
La logique du “consentement” dénoncée dans le film par la psychologue Marie Pezé est-elle la clé de cette violence ?
Oui, on est dans une soumission librement consentie, résultante d’une société qui vit dans la peur. Après trente ans de chômage de masse, on comprend que les salariés sont maintenus dans cette peur. Aujourd’hui, le management dans les entreprises profite de cette peur. Sans le risque du chômage, les contre-pouvoirs et la capacité de révolte seraient plus forts.
La Mise à mort du travail, sur France 3, lundi 26 octobre à 20h35 : les deux premiers volets (La Destruction ; L’Aliénation). Mercredi 28 octobre : troisième volet (La Dépossession), à 23 h.
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