Loretta Napoleoni, journaliste italienne et présidente du groupe de financement de la lutte contre le terrorisme pour le Club de Madrid, une association d’anciens présidents et premiers ministres, est l’auteur de plusieurs essais sur le terrorisme. « L’Etat islamiste, Multinationale de la violence » (éd. Calmann-Lévy) vient d’être traduit en Français. Elle revient pour nous sur les derniers développements de cette organisation.
En quoi l’Etat islamique se distingue-t-il des organisations terroristes qui l’ont précédé ?
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Loretta Napoleoni – La différence la plus importante réside dans le fait que l’Etat islamique (EI) se veut précisément un Etat, alors qu’Al-Qaïda par exemple est juste une organisation terroriste qui n’a jamais réussi à contrôler un territoire, ni même une région. A l’heure actuelle l’EI contrôle une région plus grande que la France !
D’autre part, l’EI se distingue par la manière dont il administre ce territoire, avec modernité et pragmatisme. C’est la première fois que l’on voit un groupe armé islamiste fondamentaliste agir en cherchant à construire un consensus au sein de son embryon d’Etat. Le soutien de la population compte autant pour Abou Bakr Al-Baghdadi (le chef de l’EI) que l’engagement de ses guerriers. Pour lui le califat ne doit pas se transformer en gigantesque prison comme l’Afghanistan sous la coupe des talibans. La clé du consentement des gouvernés réside dans les programmes sociaux mis en place par l’EI. C’est ainsi qu’il consolide son Etat. Al-Qaïda n’a évidemment jamais réussi cela.
Comment l’EI s’est-il doté des moyens financiers pour obtenir le consentement des populations locales ?
C’est l’aboutissement d’une stratégie de privatisation du terrorisme qui a duré plusieurs années. Le groupe a annexé des ressources importantes à travers des actifs productifs tels que des champs de pétrole et des centrales électriques en Syrie, et gère une profitable affaire de contrebande entre les frontières turque et syrienne. La guerre de conquête traditionnelle qu’il a menée s’est accompagnée d’un plan de conquête des ressources qu’il a ensuite distribuées aux populations locales. Quand on lit son rapport annuel, découvert accidentellement, on a l’impression d’avoir sous les yeux le budget d’une multinationale en plein essor.
Quel a été le rôle de la guerre en Syrie dans l’émergence fulgurante de l’EI ?
L’EI a mené une guerre par procuration en Syrie, en étant financé par des sponsors tels que le Koweït, l’Arabie Saoudite ou le Qatar, soucieux de soutenir les groupes insurgés sunnites. Cependant il n’a pas mené cette guerre contre le régime d’Assad, mais contre les groupes islamistes rivaux, afin de conquérir une région stratégique, celle où il y a la production pétrolière et l’eau. Non seulement la guerre par procuration menée en Syrie donnait une formation militaire aux membres de l’Etat islamique en Irak, mais elle offrait aussi les moyens financiers de relancer le groupe. Sans cette guerre civile on peut dire que l’EI n’aurait sans doute pas existé, car à l’époque l’Etat islamique d’Irak (EII, organisation qui s’est ensuite transformée en l’EI actuel, ndlr) d’Al-Bagdadi était proche de l’extinction.
On insiste beaucoup dans les médias sur les actes barbares commis par l’Etat islamique. Mais le califat est-il plus violent que les groupes armés du passé récent ?
Les décapitations ne sont hélas pas nouvelles. Il y en a eu au Kosovo dans les années 1990, mais aussi en Irak. Par contre c’est la première fois que nous les voyons se propager sur les médias sociaux, directement sur nos téléphones, et de manière intentionnelle de la part de l’EI. L’EI apparait ainsi plus violent que des groupes qui faisaient pourtant la même chose avant. Ce qui distingue en fait l’EI, c’est l’exploitation technologique de ces barbaries pour promouvoir sa cause. Plus l’image de terreur est forte, plus les gens croient que vous êtes puissant. Mais l’EI n’est pas aussi fort que ce que sa propagande nous fait croire.
Vous expliquez que paradoxalement, le chef de l’EI Al-Baghdadi a emprunté aux Américains des techniques de propagande employées pour construire une mythologie terrifiante autour d’Al-Zarkaoui.
Oui, Al-Baghdadi s’est intéressé en particulier au discours du secrétaire d’Etat américain Colin Powell du 5 février 2003 au Conseil de sécurité de l’ONU, pour justifier l’intervention en Irak. Cela leur sert à entretenir un mystère autour d’eux. On en sait par exemple peu sur Al-Baghdadi, on l’a seulement vu une fois lors de son discours de proclamation du califat. Mais il n’est jamais là, ne dit jamais rien, il fait partie de la mythologie de l’EI. Moins on en sait, plus cela contribue à rendre le prosélytisme puissant. Avant qu’il ne fût nommé calife, on ne connaissait même que deux photos de lui.
http://www.youtube.com/watch?v=U0R9YiFa2IY
L’EI aurait attiré 12 000 combattants étrangers, dont 2 200 d’Europe. D’où vient l’adhésion suscitée par l’EI chez les jeunes Occidentaux ?
Les jeunes musulmans en Europe se sentent presque marginalisés, inadaptés. Imaginez : vous êtes né français, vos parents viennent d’un pays musulman que vous ne connaissez pas, dont ils vous transmettent la culture, vous êtes donc tiraillé entre deux mondes. Et soudain l’EI surgit et affirme : “Nous avons besoin de vous, c’est votre Etat, rejoignez-nous et aidez-nous à le construire.” C’est un message très puissant car vous pouvez faire partie d’une aventure en quelque sorte, celle de la fondation d’une nation dont vous serez un père fondateur. Il y a une dimension patriotique à recréer le califat, cette nation idéaliste, qui est aussi une utopie politique sunnite du XXIe siècle.
Pensez-vous que ce pouvoir de séduction soit lié à un “choc des civilisations” qui a suivi les attentats du 11 Septembre ?
Non je ne pense pas que ce soit lié. Je pense que le 11 Septembre a rendu l’intégration plus difficile pour les musulmans en Occident, mais pas autant que la crise économique, qui en est également responsable. Si aujourd’hui l’Europe avait 3,5 % de croissance on n’aurait pas ce genre de problème de racisme ou de « choc des civilisations ». L’EI est arrivé à un moment particulièrement opportun à ce titre.
Récemment un groupe de coptes égyptiens a été exécuté en Libye, suivant les mêmes méthodes que l’Etat islamique. L’un des bourreaux se revendique de la branche libyenne de l’EI. Cet événement signe-t-il une nouvelle phase d’expansion du califat ?
Je ne pense pas que l’EI soit allé en Libye et ait décidé de l’envahir ou de la convertir. Je pense en revanche que l’EI est si puissant, si populaire, que des groupes armés en Libye veulent se joindre à lui. Tout comme Boko Haram d’une certaine manière. Ces groupes veulent en faire partie, mais ce ne sont que des imitateurs. Ils reproduisent les vidéos à la manière de l’EI, mais elles sont différentes par de multiples détails même si les otages et les bourreaux ont les mêmes habits.
Le premier ministre Manuel Valls a parlé d’« islamo-fascisme ». Ce terme pourrait-il s’appliquer à l’EI ?
Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela se réfère-t-il au fascisme italien ? C’est juste attractif, ça attire l’attention, mais l’EI n’est pas « islamo-fasciste » à mon avis, il incarne une nouvelle forme de terrorisme qui projette la construction d’une nation. Je ne les appellerais même pas des jihadistes. Dans cent ans les gens parleront encore du « modèle » de l’EI, de la même manière qu’on peut parler de fascisme ou de nazisme.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
L’Etat islamique, Multinationale de la violence de Loretta Napoleoni, éd. Calmann-Lévy, 187 p., 17 €
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