Sur France Culture dans « Les Nouveaux Chemins de la connaissance », mais aussi à travers la collection qu’elle dirige chez Plon, Adèle Van Reeth transmet le goût de la philosophie avec une vitalité contagieuse.
Par-delà ses secrets bien gardés, la vie d’Adèle Van Reeth trouve son élan sur les chemins disséminés de la connaissance. Une vie sans vide apparent. Depuis quatre ans qu’elle anime seule l’émission de France Culture Les Nouveaux Chemins de la connaissance (la plus podcastée de la station), elle occupe ses journées à lire ou relire Aristote, Bergson, saint Paul et les autres. Aucun concept ni aucun auteur issu de l’histoire de la philosophie ne lui est totalement étranger. Mieux : elle prend plaisir à faire de ses failles toujours possibles le sujet d’une élévation continue, comme si son propre cheminement accompagnait celui de ses auditeurs, complices de sa maïeutique autant que de sa volonté de savoir.
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« Quand je parle de Bergson ou de Hegel, il faut que tout le monde comprenne »
C’est le pari même de son émission : un dialogue avec un philosophe sur un sujet déterminé devient la scène d’une découverte, d’une pensée qui s’éveille. “Mon travail, c’est de poser des questions et de faire en sorte que les réponses soient le plus clair possible. Quand je parle de Bergson ou de Hegel, il faut que tout le monde comprenne. Je pars du principe qu’il n’y a aucune idée qui est à ce point complexe qu’on ne puisse pas la traduire clairement”, insiste-t-elle. Tout en reconnaissant que “la clarification, c’est un boulot énorme”. Prendre l’auditeur par la main ne pousse pas pour autant à sacrifier l’exigence analytique. L’esprit de ses chemins est moins habité par “la philo pour les nuls” que par “la philo pour les crédules”. Les curieux, convaincus que le jeu de la pensée renforce le goût de vivre.
Cet équilibre subtil entre ambition et transmission fait la force de l’émission, autant écoutée par les doctorants que par les (maîtres) ignorants. Elle-même ne sait pas très bien d’où lui vient son goût pour la position de passeur. “J’ai pris le goût de le faire en le faisant”, suggère-t-elle, en rappelant qu’elle est arrivée un peu par hasard à la radio, un jour où, préparant les oraux de l’agrégation de philo, elle eut l’opportunité de défendre sa candidature auprès du producteur de l’émission d’alors, Raphaël Enthoven. De ce virage radiophonique, délaissant les contre-allées de l’université, elle dit ne rien regretter, comme si elle avait pris le virus du micro, de la voix qui se confronte chaque jour aux éclats multiples de la pensée en mouvement, déployée à travers des invitations thématiques à penser : “Les paradoxes du désir”, “L’esprit Voltaire”, “L’âme russe”, “Mélange des genres”, “Philosopher avec Quentin Tarantino”, “Tous les chemins mènent à Rome”… Pour elle, il ne fait guère de doute (ou alors seulement teinté d’une touche méthodique et cartésienne) que la radio “correspond à (son) tempérament : la curiosité, le goût du risque, la spontanéité, le direct”. “J’essaie de penser toujours contre moi-même ; je suis dans une construction indéfinie de quelque chose.”
« Prendre du recul sur l’actualité. Cela ne veut rien dire”
Le succès de son émission fait écho à une nouvelle demande de philosophie, mais aussi à une nouvelle vitalité du paysage de la pensée, comme le soulignent les derniers numéros des revues Les Temps modernes (“La philosophie française a-t-elle l’esprit de système ?”) et Sciences humaines (“La philosophie aujourd’hui”). Une vitalité que le philosophe Patrice Maniglier perçoit comme une revendication : “Se réapproprier l’intégralité de l’ambition philosophique.”
Consciente de la créativité actuelle, Adèle Van Reeth se méfie pourtant de l’attente que l’espace médiatique professe à l’égard des philosophes, “pour le pire et le meilleur”. Elle tient à se distancier d’une fonction ambivalente. “Je ne veux pas faire jouer aux philosophes un rôle que je n’aime pas : prendre du recul sur l’actualité. Cela ne veut rien dire.” “Il existe souvent des grands malentendus, précise-t-elle. On m’a demandé de venir sur un plateau télé pour que je donne mon avis sur le déclin de l’auto-stop ! Totalement absurde ! Je ne dis pas pour autant que le philosophe doit rester dégagé de l’actualité ; au contraire, il témoigne d’une grande ouverture sur le contemporain ; il se doit d’être attentif à l’actualité. Mais ce n’est pas la même chose que de prétendre donner une opinion sur un sujet de l’actualité, qui est l’inverse de la philosophie.”
Prolonger le cadre de ses entretiens radiophoniques
En plus de son émission quotidienne, elle dirige une collection chez Plon, “Questions de caractère” : une manière de prolonger le cadre de ses entretiens radiophoniques et de défendre en creux l’influence du caractère sur la pensée. “La pensée n’est pas abstraite, on est modelé par l’expérience.” Comme à la radio, les entretiens écrits articulés autour de sujets comme la méchanceté, l’obstination, la jouissance ou le snobisme traversent l’histoire de la pensée de manière vivante et argumentée.
Elle participe aussi à l’émission de Canal+, Le Cercle, sur le cinéma, une autre passion qu’elle ne confond pas avec l’exercice philosophique. “Le cinéma fait partie de ma vie, mais je ne suis pas à l’aise avec la position de critique. Et surtout, je me bats contre la manière dont la philo s’intéresse au cinéma, comme si le cinéma n’était qu’une manière d’illustrer des concepts, ce qui est faux. C’est la mort de la philo et du cinéma, à mon avis.”
Prise par un trop-plein d’activités rhétoriques, elle se sent prête à passer “à la phase digestive” de tout ce qu’elle a “emmagasiné” ces dernières années. Avouant du bout des lèvres travailler sur divers projets (essai, roman, scénario…), elle organise le cours de sa vie comme elle explore l’ordinaire du monde, théorisé par l’un de ses auteurs fétiches, Stanley Cavell. “L’ordinaire, ce n’est pas le familier, c’est au contraire l’inquiétant, la nausée de Sartre ; ce n’est pas une célébration des petites choses, c’est un problème.” De cette “couche la plus intime de nos vies”, elle tire progressivement des fils sur ses propres chemins, au bout desquels brille la connaissance, son obstination, sa jouissance.
Les Nouveaux Chemins de la connaissance du lundi au vendredi, 10 heures, France Culture
Questions de caractère – Le snobisme avec Raphaël Enthoven (Plon), 140 pages, 12,50 €
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