[Edouard Louis rédac chef] Deux ans après le vote de la loi sur la pénalisation des clients, des travailleur.se.s du sexe témoignent de la dégradation inquiétante des conditions de leur activité.
“Et voilà, les putes en civil, vous ne les reconnaissez pas, hein !”, nous interpelle-t-on alors que l’on cherche des yeux notre interlocutrice. Joséphine, coiffée d’un béret noir, et Florence, vêtue d’un long manteau vert foncé, sont assises en terrasse place Pigalle, quartier historique de la prostitution.
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Nous sommes le samedi 14 avril 2018, deux ans quasiment jour pour jour après le vote de la loi sur la pénalisation des clients des travailleur.se.s du sexe. Les deux femmes boivent un café en attendant le début du rassemblement pour réclamer l’abrogation de la loi. Le métier, elles le connaissent bien puisqu’elles le pratiquent depuis une quarantaine d’années.
“De quel droit on va décider pour moi ce que je veux faire de mon corps ?”
Si elles sont là aujourd’hui, c’est pour exprimer leur colère et revendiquer un encadrement de l’activité lorsque celle-ci est libre et consentie. “De quel droit on va décider pour moi ce que je veux faire de mon corps ? Nous payons des impôts comme tout le monde”, s’indigne Joséphine en nous regardant avec ses deux grands yeux bleus.
“Bien sûr”, elle aussi a vu sa clientèle diminuer de moitié depuis la loi de 2016 – 2 300 clients en France ont déjà été verbalisés pour des amendes pouvant aller jusqu’à 1 500 euros. “On a le temps de faire du crochet, ça c’est sûr”, lance-t-elle du tac au tac. C’était d’ailleurs le but de cette loi : faire pression sur les travailleur.se.s du sexe en décourageant la demande.
“Arrêtez nos agresseurs, pas nos clients”, ou encore “Putes – trans – migrantes, libre disposition de nos existences” sont inscrits sur les pancartes des 200 personnes réunies à l’appel du Syndicat du travail sexuel (Strass) ce jour. Un moyen d’essayer de faire entendre leur voix. “Ce n’est pas parce que l’on ne demande pas à être sauvé ou réinséré que l’on n’a pas des choses à revendiquer, et cette question-là est assez difficile à faire entendre”, insiste Morgane Merteuil, ancienne porte-parole du Strass et auteure de Libérez le féminisme ! (L’Editeur, 2012).
42 % “sont plus exposé.e.s aux violences depuis l’adoption de la loi”
Deux jours plus tôt, Hélène Le Bail, chercheuse au CNRS et au Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri), publiait une enquête révélant comment la diminution du nombre de clients pousse les travailleur.se.s du sexe à accepter des tarifs plus bas et à prendre davantage de risques.
Pour le compte d’une douzaine d’associations – parmi lesquelles Médecins du monde, les Amis du bus des femmes, le Planning familial, le Strass –, elle a mené une enquête qualitative et quantitative auprès de 583 prostitué.e.s interrogées et 38 consulté.e.s via des focus groups, réalisant également 70 longs entretiens. Et le constat est accablant. Selon l’étude, 78 % des personnes interrogées “sont confronté.e.s à une baisse de leurs revenus”, 42 % “sont plus exposé.e.s aux violences depuis l’adoption de la loi” et 38 % “rencontrent plus de difficultés à imposer le port du préservatif”. Une précarité accentuée qui entraîne parfois une perte du logement, ou des difficultés à se nourrir.
“Les abolitionnistes savent bien que là où la prostitution est pénalisée, elle n’a pas pour autant disparu”
“La dégradation n’a pas été subite, note Morgane Merteuil. Nous étions déjà dans une situation déplorable, et la loi a encore aggravé la situation.” Pour Mylène Juste, travailleuse du sexe et secrétaire générale du Strass, cette loi est “une mise en précarité délibérée” : “Les abolitionnistes savent bien que là où la prostitution est pénalisée, elle n’a pas pour autant disparu.” La mesure ne semble en effet pas avoir découragé pour autant les 30000 travailleur.se.s du sexe (source : ministère de l’Intérieur). Seule une infime minorité d’entre eux est entrée dans le parcours de sortie (PDS) offert par la loi du 13 avril 2016 (lire encadré).
Masha a 27 ans et est travailleuse du sexe depuis bientôt dix ans. Avant la loi, elle travaillait “deux ou trois jours par semaine” et suivait ses études par correspondance le reste du temps. Depuis, elle a dû partir vivre à l’étranger pour continuer son activité, faute de clients. “Quelques mois avant le vote de la loi, la presse en parlait beaucoup, et je pense que les clients avaient déjà pris peur”, souffle-t-elle derrière ses grandes lunettes noires. Si la jeune femme atteste d’une baisse du nombre de clients, elle parle surtout d’un “rapport de force” qui “s’est complètement inversé”. “Les pratiques ont complètement changé”, résume-t-elle.
“Avant, c’était nous qui imposions nos conditions”
Ainsi que le montre l’étude d’Hélène Le Bail, Masha elle aussi a été confrontée à de plus en plus de clients qui lui demandaient des rapports non protégés, ou des passes à moins de 100 euros. “Avant, c’était nous qui imposions nos conditions. Maintenant, c’est l’inverse, il faut négocier.” N’arrivant pas à rentrer dans leurs frais, certain.e.s finissent parfois par accepter quelques conditions moins avantageuses.
“Désormais, les clients se permettent de demander à n’importe qui la même chose et disent : ‘Si tu ne le fais pas, je vais en voir une autre.’” Si l’on ignore pour le moment le nombre de contaminations liées à la hausse des rapports non protégés, Thierry Schaffauser, travailleur du sexe et membre du Strass, met en garde sur “une épidémie qui est en train de se développer silencieusement”.
“Je n’ai pas de papiers, donc c’est très difficile de faire autre chose”
Vêtue d’une longue robe noire et les yeux maquillés de rouge, Mimi est chinoise et travaillait dans le quartier de Belleville, à Paris, depuis plus de cinq ans. Elle vient d’arrêter la prostitution, n’arrivant plus à en vivre. Agée de 50 ans, elle fait des ménages en attendant de trouver un autre emploi. “Je n’ai pas de papiers, donc c’est très difficile de faire autre chose, dit-elle simplement. Il y avait moitié moins de clients qu’avant, et surtout, ceux qui venaient avant étaient les plus respectueux, ils avaient une certaine situation sociale.”
La raréfaction de ce type de clientèle a parfois laissé place à une autre, plus à risque, que les travailleur.es.s du sexe n’acceptaient pas jusqu’ici. “Depuis la pénalisation du client, il y a vraiment beaucoup de problèmes de violence et des femmes de Belleville ont été très gravement violentées physiquement, au point d’être hospitalisées…”, raconte Mimi.
“Ils exigent de plus en plus un rapport sans préservatif”
“Aujourd’hui, on n’hésite pas à braquer une prostituée, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans”, abonde Me Tewfik Bouzenoune, avocat pénaliste qui collabore avec le Strass. C’est arrivé à Dandan. Agée de 40 ans, cette jeune femme chinoise prend ses rendez-vous clients via internet depuis sept ans. Elle aussi a vu ses revenus diminuer de moitié. “Ils exigent de plus en plus un rapport sans préservatif, ou négocient le prix ou la durée.”
Il y a quelques mois, elle a été attaquée à deux reprises par des clients qui lui ont tout pris. “Je suis traumatisée, je consulte un psychologue depuis. J’aimerais faire autre chose, mais étant sans-papiers c’est très difficile”, confie-t-elle, visiblement émue. Alors Dandan envisage de rentrer en Chine, auprès de sa famille, même si elle préférerait rester ici.
Là aussi il faut y voir l’un des objectifs de la loi de pénalisation des clients, si l’on en croit Lilian Mathieu, sociologue au CNRS et auteur de Prostitution, quel est le problème ? (Textuel) : “Dans la loi de 2003 (qui pénalise le délit de racolage passif – ndlr) comme dans celle de 2016, on cherche à faire en sorte que les personnes immigrées n’exercent pas la prostitution et qu’à terme elles rentrent dans leur pays d’origine. Alors que si on les écoute, ce n’est pas forcément de ça dont elles rêvent.”
“Leur relation avec la police ne s’est pas améliorée”
Autre conséquence de la pénalisation des clients, 70 % des personnes interrogées dans l’enquête de la chercheuse Hélène Le Bail “constatent que leur relation avec la police ne s’est pas améliorée, voire s’est détériorée” malgré l’abrogation du délit de racolage. Beaucoup d’entre elles se sentent régulièrement menacées par la police, soit à cause des arrêtés municipaux pris dans leur ville, soit à cause des opérations de contrôles d’identité qui font qu’elles “restent plus souvent pénalisées ou arrêtées que les clients”.
Depuis deux ans, “je reçois davantage de contraventions pour stationnement gênant”, affirme Joséphine, qui travaille dans son camion. A tout cela s’ajoute aussi une augmentation de la stigmatisation. Aucune des travailleuses du sexe qui témoignent dans cet article n’a accepté de le faire sous son vrai nom, par crainte de perdre son logement, ou pour protéger ses enfants.
Selon Me Tewfik Bouzenoune, “la putophobie s’est développée parce qu’on part du principe que si une loi a décidé de contraindre doucement mais sûrement ces personnes à sortir de la prostitution, on peut juger la prostitution aujourd’hui. Et on la juge de manière radicale parfois, et notamment avec des violences d’une gravité que j’ai rarement vue”.
“Si j’avais d’autres options aussi avantageuses que ce travail, j’arrêterais”
Alors que faire ? Aménager l’activité en leur garantissant des droits, ou essayer de la faire disparaître sous toutes les formes comme le souhaitent les abolitionnistes ? Pour le sociologue Lilian Mathieu, le constat est clair : “Si l’on amène les conditions d’exercice de la prostitution de manière à ce qu’elle soit moins précaire, moins dangereuse, que son recours soit moins dominé par l’urgence et une logique de survie, alors les personnes pourront prendre davantage de recul par rapport à leur activité et se projeter dans un avenir à moyen terme, voire envisager de faire autre chose.”
Pour la plupart des travailleur.es.s du sexe que nous avons interrogé.es.s, la prostitution a commencé par un besoin financier urgent. C’est le cas pour Masha, qui a démarré afin de pouvoir payer ses études. “Aujourd’hui, si j’avais d’autres options aussi avantageuses que ce travail, j’arrêterais, je pense. Et puis je ne vois pas comment justifier à un employeur un trou de dix ans sur mon CV. Donc si demain, le parcours de sortie me donne assez d’argent pour payer mon loyer, mes charges et ma nourriture, j’arrête.” Un désir qui paraît utopique face aux 330 euros de soutien financier mensuel, trop faibles pour arrêter l’activité prostitutionnelle.
En attendant, ces femmes et ces hommes demandent des droits et, surtout, l’abolition de la loi de pénalisation des clients. “La traite des êtres humains et l’esclavage sexuel sont des violences. Mais la prostitution peut aussi être un choix librement consenti. Que cela choque certaines personnes, je le comprends, mais je ne vous demande pas de l’être”, conclut Joséphine en souriant, avant d’aller rejoindre les manifestants.
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