Otages de Boko Haram ou contraintes à l’exil par la secte islamiste, des femmes ont trouvé refuge à Maiduguri. Au nord-est du Nigeria, bien que stigmatisées par une société patriarcale, elles tentent de se reconstruire.
Un vent sec balaye les ruelles étroites et défoncées de Bolori II, au nord de Maiduguri (nord-est du Nigeria), soulevant des nuages de détritus et de poussière. Dans ce quartier labyrinthique peuplé de 400 000 âmes, des centaines d’enfants en haillons courent pieds nus, traînant derrière eux des cerfs-volants fabriqués avec des sacs en plastique, ou faisant rouler des pneus, sous une chaleur qui ne descend jamais au-dessous de quarante degrés.
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A quelques encablures de là, un vaste terrain vague où des herbes folles commencent à pousser reste étrangement désert. Il n’y a pas si longtemps, ce no man’s land était le QG de Boko Haram (littéralement, “l’éducation occidentale est un péché”), la secte islamiste sunnite devenue une armée terroriste. Et Bolori II était en proie à une guérilla qui a fait plus de 20 000 morts et 2,6 millions de déplacés depuis 2009 dans le bassin du lac Tchad. Entre 2013 et 2015, les militaires ont généreusement bombardé cette zone pour en déloger les insurgés.
Depuis, personne n’a osé reconstruire sur le berceau du monstre, et les ruines alentours se sont remplies de villageois ayant fui les exactions du Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (le nom officiel de Boko Haram), qui continue de semer la terreur dans les campagnes de l’Etat de Borno, dont Maiduguri est la capitale.
Revenues de l’enfer, beaucoup sont esclaves de la dépression
Assise en tailleur dans la cour sablonneuse d’une maison à moitié éventrée, entourée de ses six enfants qui l’écoutent religieusement et de sa mère, septuagénaire au visage buriné par le soleil, une femme aux joues creusées tente de mettre des mots sur son calvaire. Jalo Moduye, 42 ans, était fermière dans le petit village de Dara Jamal, perdu dans des terres arides non loin de la frontière avec le Cameroun. Quand les membres du groupe terroriste y sont entrés, à l’aube, fin 2013, ils l’ont intégralement incendié. “J’ai fui dans trois villages différents, qui ont eux aussi été brûlés. Pourchassés par l’armée, les militants de Boko Haram n’ont rien laissé sur leur passage”, raconte-t-elle d’une voix blanche, qui s’évanouit à la fin de ses phrases, en langue kanuri. Par pudeur ou par crainte d’avoir le malheur contagieux, elle évite de croiser notre regard et fixe invariablement le vide.
Comme beaucoup de femmes nigérianes revenues de l’enfer de Boko Haram, elle est devenue esclave de la dépression. “Quand elles arrivent à Maiduguri, elles sont quasi nues, sans logement, sans nourriture et sans travail. Je dirais que 80 % d’entre elles sont déprimées”, détaille Faustina Nwankwo, membre de l’ONG Première urgence internationale (PUI, présente sur le terrain depuis 2016), en charge des violences de genre au centre de soins primaires Herwa Peace.
Une politique de la terre brûlée
Depuis la mort du fondateur de la secte obscurantiste, Mohamed Yusuf, abattu en 2009 dans une rue de Maiduguri, ses affidés pratiquent la politique de la terre brûlée, tuent les hommes, et enlèvent en masse les femmes et les enfants pour les asservir ou les endoctriner. Celles qui survivent doivent se plier aux moindres de leurs exigences, et sont condamnées à les suivre dans leur course macabre.
Jalo Moduye est restée captive pendant cinq ans. Quand on l’interroge sur les sévices subis, elle se contorsionne et raconte les événements comme si elle n’en avait été qu’une observatrice : “J’ai vu des femmes devenir esclaves de Boko Haram, être obligées de travailler pour eux, de se marier et de faire tout ce qu’ils disaient, mais ça ne m’est pas arrivé. De toute façon, dans les camps où nous étions, il n’y avait rien, même pas de quoi se nourrir.”
Il y a trois mois, à minuit et sous une pluie battante, elle décide de quitter le maquis jihadiste avec quelques compagnons d’infortune. Sur la route, un groupe d’insurgés les surprend, et les menace : “N’essayez pas de vous échapper. Même si vous atteignez Maiduguri, vous ne trouverez personne, on a tué tout le monde”, leur souffle le chef des insurgés. “On les a crus, car à cette époque la guerre urbaine entre l’armée et Boko Haram était à son comble, se souvient-elle. Après nous avoir pris tous nos biens, même nos vêtements, ils nous ont laissés passer, en pensant qu’on allait mourir d’épuisement.” Elle porte alors dans ses bras Hara, la fille dont elle a accouché la nuit même, et qu’elle ne veut pas voir mourir de famine, ni privée de liberté.
Les plaies les plus douloureuses sont invisibles
Ce jour d’octobre 2018 où elle se confie à nous, dans les décombres du foyer de son frère, autrefois politicien, sa fille est encore miraculeusement blottie contre elle, enveloppée dans des oripeaux déchirés et mille fois reprisés. “Pendant quarante jours on a vécu sans rien, en buvant dans les flaques d’eau, avant d’atteindre le village de Banki, qui était sous le contrôle de la milice [depuis 2013, la Civilian Joint Task Force s’est formée pour lutter contre Boko Haram – ndlr]”, raconte la rescapée.
Cela fait seulement trois semaines qu’elle a rejoint Maiduguri, dont la population a triplé avec l’arrivée massive des déplacés, sous escorte militaire. Sa peau brûlée et rongée par les infections atteste des séquelles physiques de son périple. Mais comme souvent, les plaies les plus douloureuses sont invisibles. “Les femmes ont beaucoup de problèmes psychologiques liés aux souvenirs de Boko Haram, explique Faustina Nwankwo. Dans la plupart des cas, elles ont été séparées de leur famille, contraintes de renoncer à leur culture particulière, à leur liberté de parole et de pensée, et ont été violées. Elles ont fait face seules, et quand elles arrivent, ce qu’elles ont vécu est indicible, au risque d’être stigmatisées par la communauté.”
La prostitution pour survivre
Bawalli a payé le prix fort pour avoir tenté d’outrepasser les règles. Après avoir fui son village natal, Baga, suite à une attaque de Boko Haram, cette jeune fille longiligne, qui n’a pas 20 ans, n’a eu d’autre choix pour se nourrir que de vendre son corps. Hajane, sa fille de 10 mois qui joue sur ses genoux, est née d’une de ces relations. “C’est quelque chose qui arrive très fréquemment ici. On est dans une logique de survie, tout devient monnayable, mais c’est très stigmatisant pour les femmes : cela ne leur laisse pas de porte de sortie”, analyse Romane Breton-Ziada, 28 ans, cheffe de l’équipe protection de PUI à Maiduguri, dont Bawalli est une des bénéficiaires.
Accablée par le poids de la honte que cette société traditionnelle fait peser sur elle, l’adolescente, entièrement vêtue de noir, nous tournera le dos pendant toute la durée d’un entretien entrecoupé par le survol de trois bombardiers de l’armée nigériane. Du bout des lèvres, elle résume le tournant radical qu’a pris sa vie il y a vingt-deux mois : “Je suis tombée enceinte, et ma famille m’a chassée de chez moi, parce que l’enfant était illégitime.”
Pour surmonter son état de déréliction, elle a pu compter sur l’aide d’une femme charismatique de 44 ans qui la couve farouchement du regard : Jummai Ibrahim. Celle-ci l’a retrouvée un soir à moitié évanouie derrière chez elle, alors qu’elle faisait la manche depuis plusieurs jours. “Quand je l’ai vue, je me suis sentie mal, j’ai imaginé que c’était ma propre fille. Après qu’elle nous a raconté son histoire, j’ai demandé l’autorisation à mon mari, et nous avons décidé de lui offrir un refuge. Avoir une relation sexuelle avant le mariage est très tabou ici.”
Le contrôle social traditionnel et l’état d’urgence
Depuis, Jummai a été mise au ban de sa propre communauté. Le bulama (l’autorité traditionnelle) l’a alpaguée, furieux qu’elle se lie à “une prostituée”. A ce souvenir, Jummai, elle-même déplacée il y a quelques années à cause de l’insurrection de Boko Haram, roule les yeux dans une expression de colère sourde : “Le bulama répand des rumeurs sur nous, personne ne me parle plus, on me crie même dessus. Je sais très bien que, n’ayant reçu aucune éducation et n’ayant aucun pouvoir, personne ne nous aidera, mais j’ai toujours été abandonnée, je sais à quoi m’en tenir, et j’ai encore assez de force pour recevoir ces hommes s’ils reviennent !” lance-t-elle comme un défi.
Malgré cette entraide souterraine, un contrôle social étroit s’exerce sur les femmes, renforcé par le contexte d’état d’urgence sécuritaire et humanitaire. Dans cet Etat qui applique la charia, les autorités traditionnelles sont toujours très respectées : “Pour les bulama, ce n’est pas l’homme qui est coupable, mais la femme. Au lieu de chercher à comprendre comment elle s’est retrouvée enceinte, la plupart du temps, ils feront comme si elle l’avait bien cherché”, regrette Fatima Mustafa Abba, de l’équipe de protection de PUI. L’armée nigériane elle-même, tout comme la milice citoyenne, a été mise en cause par Amnesty International pour des violences sexuelles. Selon un rapport de l’ONG sur l’horreur des camps de déplacés dans l’Etat de Borno, publié le 24 mai 2018 et basé sur 250 entretiens, “des femmes souffrant de la faim sont violées par des militaires et des miliciens qui affirment les secourir”.
Les violences commises par les militaires sur les civils ont pu participer à renforcer l’adhésion à Boko Haram dans certaines communautés. “Comme toujours dans les conflits, les femmes ont subi les exactions, violences et viols des deux camps”, relève Romane Breton-Ziada. Beaucoup d’entre elles ont vu trop de morts, assisté à trop de déroutes, et ont perdu beaucoup de leurs espoirs. Mais des brèches s’ouvrent parfois dans l’édifice patriarcal. Jummai Ibrahim, parangon de la résilience des femmes nigérianes, assume ainsi une forme de sororité qui ne dit pas son nom : “Je pense que la solidarité qui nous lie, Bawalli et moi, n’est pas rare entre femmes déplacées. C’est même commun, car les bulama sont tellement rigoristes qu’ils chassent parfois non seulement la fille, mais aussi sa mère en cas d’enfant illégitime. On marche sur la tête !” tonne-t-elle.
A Maiduguri, ville de paradoxes qui a enfanté la créature monstrueuse dont elle recueille désormais les victimes, gangrenée par la pauvreté, la malnutrition et les épidémies, l’extraordinaire revêt souvent les traits de la normalité. Maryam Mohammed est à l’image de ce grand bouleversement. Cette adolescente de 15 ans au visage poupin, cloîtrée entre les murs gris d’une pièce exiguë, décorée d’un simple tapis qui lui sert de matelas, est habitée par des méditations inquiètes.
Des responsabilités écrasantes
Elle endosse en effet une responsabilité écrasante : assurer seule la survie de ses cinq frères et sœurs. “On est six à vivre ici, tous des enfants, et je suis la cheffe du foyer”, résume-t-elle en triturant le hula, ce chapeau traditionnel nigérian qu’elle est en train de coudre. Sa mère et son plus jeune frère sont morts dans la brousse alors qu’ils tentaient de rejoindre Maiduguri, après que leur village, Bama, situé à cent kilomètres, a été occupé par Boko Haram. Son père a disparu dans l’attaque. Elle est sans nouvelles de lui depuis cinq ans. Pendant deux ans, elle a vécu dans un des camps insalubres qui entourent la ville. Désormais, elle loue pour 35 000 nairas (84 euros) par an cette chambre sommaire dans l’ancien fief de la secte. La journée, elle tisse pendant que ses frères et sœurs vendent ses hula à la criée ou font la manche. Cela leur assure tout juste une ration de maïs ou de millet par jour.
Elle garde cependant ce regard insatisfait que les jeunes portent sur le monde réel, et trouve encore la force d’être altruiste : “Pour l’avenir, je veux que mes frères et sœurs soient éduqués, et qu’ils soient épanouis dans tous les aspects de leur vie. Je n’ai pas d’autre souci que leur bien-être. J’aimerais aller à l’école, mais je n’irai que le jour où eux le pourront, pas avant. C’est important, je veux qu’ils soient aussi heureux que les enfants qui ont des parents.” A Maiduguri, les épreuves imposées par un destin sadique ne viennent pas à bout de la ténacité des rescapées de Boko Haram.
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