Dans ce mythique club de Los Angeles, les performeuses ont fait du strip-tease un instrument de libération. Rencontre avec ces femmes qui entendent garder le contrôle de leur pratique et promeuvent une sororité active.
“Il y a trois règles ici : ni vidéo ni photo, deux consos obligatoires et surtout, surtout, donnez des pourboires aux filles” (“Tip the girls !”), lance le portier à chaque client sur le point d’entrer au Jumbo’s. Le Jumbo’s Clown Room : une institution à Los Angeles, nichée en plein cœur de Thai Town, sur Hollywood Boulevard. Impossible de le rater, avec son enseigne lumineuse en police Circus du meilleur goût, son mur de briques écarlates et sa petite foule qui fait la queue, chaque soir, invariablement, de 20 heures à 2 heures.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La première fois que l’on y pénètre (et sans doute aussi les suivantes), on est instantanément saisi par l’électricité du lieu. L’impression de pénétrer dans un sanctuaire baroque, quelque chose comme un décor de Dario Argento, période Suspiria – en plus joyeux, moins sanglant. Tout ici est rouge et or : des murs couverts de cadres (dont de très kitsch portraits de clowns à faire pâlir d’envie les fans de Bernard Buffet) au plancher en damier, des fauteuils de cuir aux tables rondes, du long comptoir à la piste de danse où trône, en son milieu, une barre de pole dance. Car une fois à l’intérieur, c’est en effet un type bien particulier d’acrobates qui nous attendent : des strip-teaseuses. Attendre n’est pas le mot le plus approprié : ici, elles sont reines, mènent le bal, proposent et disposent, et ce sont les clients qui, à raisonnable distance, remercient.
Le temps d’une chanson
Le rituel est bien établi. Une fille sort de la loge, cette pièce grande comme une Fiat 500 derrière une petite porte où toutes se changent et échangent, comptent leur argent et se délassent, puis avance vers le juke-box pour y choisir un morceau, parmi les centaines disponibles, essentiellement rock (à quelques exceptions près, toujours bien sentis). Les premières notes retentissent, tandis que la fille retourne en coulisse. De là, elle surgit sur scène, et c’est parti pour un numéro qui dure le temps d’une chanson.
“Make it rain !”
Pas de nudité au Jumbo’s : les danseuses sont en petite tenue mais couvertes en haut et en bas, les pieds toujours enserrés dans des platform shoes en plexiglas à paillettes. Pas de figure imposée non plus : chacune fait comme bon lui semble, twerke ou pole si elle en a envie, se trémousse ou s’effeuille si ça lui chante. Chaque danseuse a son propre style, et c’est pour ça qu’on vient ici. Tout ce qui compte, pour elle, est d’amasser le plus d’argent possible durant les trois minutes et quelques qui lui sont allouées. Quand tout se passe bien, les billets verts pleuvent, par dizaines, des billets d’un dollar le plus souvent, parfois plus, lorsque les yuppies sont dans la place. “Make it rain !”, lancent les autres filles en guise d’encouragement à leur collègue. Enfin, la chanson terminée, la danseuse ramasse, à quatre pattes, son pécule, et le pousse vers les coulisses, tandis que la suivante choisit son morceau…
“Le véritable spectacle est celui de l’argent, surtout au Jumbo’s, où de nombreux spectateurs ont perfectionné l’art de faire pleuvoir en cascade, à un niveau qui pourrait égaler la virtuosité des danseuses sur scène”, analyse Laurent de Sutter, philosophe et éditeur, auteur en 2015 du tonique essai : Striptease, l’art de l’agacement. Ce rituel du jeté-ramassé de billets, pourrait choquer le spectateur non averti, l’anticapitaliste pudique, mais c’est en fait le génie propre du lieu, défend le philosophe : “La métaphysique spontanée des Européens est une métaphysique de la gratuité. Ce qui est grand, beau, juste ou vrai ne peut être que gratuit. S’il y a un prix, c’est sans doute que ce qu’on achète ainsi est frelaté, impur ou méchant. Or il s’agit là d’une erreur dramatique, dès lors qu’il n’existe rien, sur cette planète, qui ne vienne avec un prix, quel qu’il soit – financier, existentiel, de santé, de temps, etc. Intégrer une chorégraphie du prix à l’intérieur d’une chorégraphie de l’impossibilité de voir (l’essence du strip-tease) est non seulement justifié, mais subversif : c’est une façon de souligner par l’action l’absurdité de cette métaphysique de la gratuité qui nous rend bête.”
Pour le glamour et le pouvoir
Subversif, le strip-tease ? C’est également ce que pensent les femmes que nous avons rencontrées, qui toutes revendiquent la noblesse de leur métier. “Je le fais parce que j’aime ça. En toute conscience et possession de mon corps. Je le fais pour le glamour et pour le pouvoir. Je le fais et j’emmerde ceux à qui ça déplaît”, proclame AM, qui travaille au Jumbo’s depuis douze ans (et dans le strip-tease depuis vingt), ce qui en fait la doyenne, et d’une certaine façon la grande sœur de la trentaine d’autres performeuses.
On comprend tout de suite en partageant avec elle un petit déj’au 101, un célèbre diner d’Hollywood, qu’elle n’est pas du genre “pauvre petite fille égarée et exploitée”. C’est au contraire une femme puissante, en civil ou en uniforme, une business woman déterminée (elle cogère une boîte de design de sites internet, fait du community management de gros comptes Instagram de pole dancers) et une syndicaliste féroce (au sein du collectif Soldiers of Pole tout juste créé par trois danseuses exotiques, et dont elle gère la communication) – bref une badass girl qui ne jurerait pas dans un film de Robert Rodriguez, aux côtés, par exemple, de Rose McGowan.
“Les filles les plus talentueuses du milieu se battent pour y passer une audition”
Elle nous parle de sa fierté de faire partie du crew du Jumbo’s, lorsque son amie Cecilia, elle aussi stripper expérimentée, au style explosif et au regard pétillant, nous rejoint pour raconter son expérience passée de serveuse : “Les regards lubriques de certains clients n’étaient pas si différents de ceux que j’expérimente aujourd’hui. La différence, désormais, c’est que je suis consentante, et que je peux moi aussi regarder. C’est un échange : à moi le sentiment de puissance, au spectateur (ou à la spectatrice) le frisson. Je suis persuadée que ça rend le monde un peu plus sain et sexy.”
Par ailleurs brillante actrice et auteure de théâtre, Cecilia évoque l’époque pas si lointaine (une vingtaine d’années) où le Jumbo’s avait la réputation d’être “le club où les strippers allaient mourir”, c’est-à-dire finir leur carrière devant une poignée d’habitués rincés. Aujourd’hui, ajoute AM avec malice, “les filles les plus talentueuses du milieu se battent pour y passer une audition”.
Courtney Love travailla au Jumbo’s
Fondé en 1970 par Jack Taylor, surnommé “Jumbo”, le lieu fut d’abord un dive bar de quartier, où l’on écoutait du rock et de la country, avant de se convertir en strip club en 1982. C’est à la fin de cette décennie que Courtney Love y travaillera quelques mois, avant de rencontrer Kurt Cobain. Repris par la fille du fondateur, Karen, en 1990, le bar a su garder son identité, tout en devenant de plus en plus branché, à mesure que la ville se gentrifiait ces dix dernières années.
“En tant que danseuse, on se sent respectée et aimée ici. Le public est bon enfant, et il existe une véritable solidarité entre les filles”
Si le Jumbo’s sent toujours le cuir, la bière et le whisky bon marché, et si on y écoute plus volontiers Motörhead (dont le leader décédé en 2015, Lemmy Kilmister, était un habitué) ou les Guns N’ Roses (Slash y tournera un clip featuring Fergie, Beautiful Dangerous) que le dernier single de Kaytranada, la clientèle s’est diversifiée. Et féminisée. Il n’est ainsi pas rare de voir autant de femmes que d’hommes devant la scène, venues en couple mais aussi, souvent, seules ou en groupe. “Même les gays ne se sentent pas exclus”, nous confie Nina, une grande brune d’origine allemande, très imposante, qui bosse là depuis dix ans, et ne semble cependant pas regretter le passé : “En tant que danseuse, on se sent respectée et aimée ici. Le public est bon enfant, et il existe une véritable solidarité entre les filles.”
Sisterhood
Une solidarité, et même une sororité : “sisterhood”, le terme revient constamment dans les témoignages. “On forme une famille, insiste AM. Même une fille avec qui je ne m’entends pas, si elle a un problème ou besoin d’être remplacée par exemple, je serai là.” C’est particulièrement vrai d’elle, qui apparaît comme la leader du groupe. Pour entériner cette amitié, elle a d’ailleurs créé il y a deux ans un festival (plus proche en réalité du séminaire) intitulé Babe Town, où quelques dizaines de strippers (ainsi que n’importe quelle fille curieuse et bienveillante) se réunissent dans le désert du Mojave pour partager leurs expériences, et surtout s’amuser – pas la peine de chercher l’adresse de ce gynécée miraculeux, messieurs, elle est tenue secrète, et quand bien même vous tomberiez dessus par hasard, il est rigoureusement interdit à la gent masculine…
“Il n’y a pas de concurrence entre nous”
“Tous les clubs n’ont pas cette culture”, nous confie Caroline, qui a commencé à stripper à 19 ans, et en a aujourd’hui 29. “A Jumbo’s, on n’est pas obligé de harceler les clients pour leur proposer des lap dances (ces danses individuelles et rapprochées, généralement faites dans un lieu intime, contre une vingtaine ou une trentaine de dollars, le temps d’une chanson – ndlr), donc il n’y a pas de concurrence entre nous.” La possibilité existe, mais seulement à la demande, et dans un coin de la pièce, au vu de tous, ce qui oblige le client à “se tenir à carreau, s’il ne veut pas se faire virer”, ajoute Danielle, une ancienne étudiante en astrophysique qui débute une carrière d’actrice en parallèle. “Seul importe le show, et on a intérêt à être solidaires, à s’encourager mutuellement pour pousser le public à lâcher plus de billets.” Faites pleuvoir, dit-elle…
Corps moins uniformes
Autre différence : par rapport aux clubs typiques, les corps sont ici moins uniformes, l’âge moyen plus élevé, l’extravagance vestimentaire mieux acceptée. Megan, elle aussi actrice – cela semble une continuation naturelle pour beaucoup de strippers –, évoque ce plaisir du costume, paradoxal dans un lieu où, précisément, il est censé disparaître : “On porte peu de pièces, ce qui rend leur choix encore plus important, afin de se démarquer. A chaque chanson, on joue un personnage différent.”
Pour cette ancienne étudiante en “théorie de la performance de genre”, fine connaisseuse de Judith Butler ou d’Annie Sprinkle, admiratrice de la chanteuse Peaches (“qui m’a un jour jeté des billets au Jumbo’s !”, confie-t-elle avec des étoiles dans les yeux), le strip-tease serait ainsi “la meilleure mise en pratique de son idéal philosophique et de ses principes féministes”.
Affirmation de soi
“On nous pousse à l’originalité, à l’affirmation de soi, c’est l’inverse d’une prison”, assure de son côté Caroline. Elle-même a son style de danse, bien à elle, qu’elle tire d’une compétence rare : la langue des signes. Bien que valide, elle a étudié le travail social dans une fac pour sourds et malentendants – diplôme qu’elle a d’ailleurs financé avec ses revenus issus du strip-tease, une pratique fréquente selon elle –, et intègre dans ses numéros certains gestes dont elle révèle la sensualité cachée. Elle est même en train d’en faire un nouveau métier, mélangeant danse et langue des signes, accompagnant par exemple des spectacles ou des concerts, où l’accessibilité aux sourds se double d’un plaisir des yeux pour tous. Il n’y a pas de limite à la créativité d’un corps libre.
Stigmates
Interrogées sur les mauvais côtés de leur métier, quelques-unes évoquent le stigmate qui leur colle parfois à la peau, mais qui tend à s’estomper, et qu’elles ont de toute façon choisi d’ignorer. “On me demande parfois ce que je veux vraiment faire de ma vie, quels sont mes rêves. Fuck you : je les vis en ce moment, mes rêves !”, s’exclame Fox, dans un français impeccable. Polyglotte accomplie (elle parle aussi espagnol, italien et un peu suédois), ayant étudié les relations internationales, artiste touche-à-tout (outre la danse, elle pratique le chant, la musique, la réalisation, la photographie et le théâtre), la jeune femme originaire de Louisiane insiste sur la libération qu’a été son job au Jumbo’s. “Non seulement j’adore ça et j’y ai rencontré mes meilleures amies, mais en plus, je gagne très bien ma vie, avec un faible volume horaire qui me permet de faire mille trucs à côté.”
Sans atteindre les fortunes amassées par certaines strippers stars des clubs les plus huppés de L.A. ou Las Vegas (“mais avec des contraintes et une pression tout autre”, précise AM), les danseuses du Jumbo’s gagnent entre 4 000 et 6 000 dollars par mois, pour trois soirs de travail par semaine. De quoi, donc, se consacrer à autre chose et mettre de côté pour la suite.
Ambiguité d’une nouvelle loi
Les nuages se sont cependant accumulés depuis janvier, à cause d’une nouvelle loi qui, vue de loin, semble aller dans la bonne direction, mais qui se révèle avoir un effet pervers sur leur profession : les bars sont désormais obligés de salarier tous ceux qui y travaillent, interdisant de fait le statut d’autoentrepreneur rémunéré aux seuls pourboires. Les clubs de strip-tease paient donc au minimum légal, mais réduisent dans le même temps le nombre de danseuses et leur volume horaire. Conséquence : toutes ont vu leurs revenus diminuer. Mais Sister AM veille au grain. “C’est typique des mesures censées protéger les travailleurs du sexe, et qui ne font en fait que les fragiliser”, argue-t-elle. Avec le syndicat Soldiers of Pole, elle s’est ainsi engagée dans un bras de fer avec les patrons de bars pour faire respecter les droits de ses pairs – toutes, pas seulement celles du Jumbo’s. Faites pleuvoir.
Jumbo’s Clown Room 5153 Hollywood Boulevard, Los Angeles
{"type":"Banniere-Basse"}