Alors que les primaires démocrates pour les élections de mi-mandat aux Etats-Unis sont marquées par la victoire de plusieurs candidats ouvertement “socialistes”, le Parti démocrate ne semble avoir d’autres choix, pour survivre, que de se gauchiser.
En 1906, le sociologue allemand Werner Sombart publiait un livre intitulé : Pourquoi il n’y a pas de socialisme aux États-Unis ? Cet essai, devenu classique, semble enfin être en passe d’être démenti. En effet, dans le sillon de la campagne de Bernie Sanders aux primaires américaines de 2016, où il avait remporté 45 % des voix en se revendiquant “socialiste démocrate”, de multiples personnalités politiques émergentes n’hésitent plus à affirmer au grand jour leur adhésion au “S-word”. Les élections de mi-mandat du 6 novembre, qui remettent en jeu 33 postes de gouverneur, la totalité des sièges de la Chambre des représentants, et un tiers de ceux du Sénat, pourraient bien faire la démonstration de leur force.
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Une gauche nouvelle génération
En effet, passés sous les radars médiatiques jusqu’à présent, plusieurs candidats progressistes, issus de l’aile gauche du Parti démocrate voire d’organisations plus radicales comme les socialistes démocrates d’Amérique (DSA), sont sortis vainqueurs des primaires dans certains États. La victoire la plus spectaculaire a eu lieu à New York. Alexandria Ocasio-Cortez, 28 ans, novice en politique, l’a emportée sur le démocrate Joe Crowley, 56 ans, dont 20 ans de mandat à la Chambre des représentants. Dans cette circonscription qui comprend les quartiers du Bronx et du Queens, son succès en novembre est quasiment assuré.
Dans le Maryland, Ben Jealous, 45 ans, un proche de Bernie Sanders, a défait le candidat démocrate établi. Et en mai dernier, Stacey Abrams, 44 ans, également soutenue par le sénateur du Vermont, a remporté la primaire en Géorgie. Elle pourrait devenir la première femme noire élue gouverneure aux États-Unis.
“Le mot ‘socialiste’ ne fait plus peur”
L’élan de gauche soulevé par Bernie Sanders en 2016 n’est donc pas retombé, et le contexte politique américain conduit toujours plus de citoyens à le rejoindre. Selon le spécialiste des États-Unis Christophe Deroubaix, auteur du livre L’Amérique qui vient (2016) et de nombreux reportages sur le sujet pour L’Humanité, le nombre d’adhérents de DSA est passé de 6 500 à 34 000 depuis l’élection de Trump, tandis que l’âge moyen a baissé de 60 à 35 ans. Contacté par Les Inrocks, il explique ce “baby boom socialiste” : “Le principal facteur de recrutement pour les socialistes démocratiques, c’est Trump. Mais il y a aussi un facteur générationnel : cette nouvelle génération d’élus a généralement moins de 35 ans, et ils sont eux-mêmes soutenus par les jeunes. La rupture est donc à la fois politique et générationnelle”. L’exception étasunienne qui avait préservé pendant tant d’années l’Oncle Sam du fameux “péril rouge” n’est donc plus. “Dans les années 1980, se revendiquer socialiste vous disqualifiait électoralement et politiquement. Désormais, ça ne fait plus peur”, résume le spécialiste.
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L’exemple le plus patent de ce changement d’époque date de la fin de l’année dernière. En Virginie, le président sortant de la majorité républicaine de la chambre, Jackson Miller, affrontait un candidat démocrate qui avait lui aussi l’outrecuidance de se déclarer “socialiste” : Lee Carter, 31 ans, ancien militaire dans le corps des US marines. Alors qu’il était lâché par l’appareil démocrate local, réticent vis-à-vis de ses positions les plus socialisantes, son adversaire a édité à 10 000 exemplaires une affiche représentant les portraits de Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao…et Carter. En vain : le 7 novembre 2017, en dépit de cette propagande, le candidat de gauche l’a emporté avec 54 % des voix. “La nouvelle génération se moque de ces références. Tout ce qu’elle a connu, c’est le capitalisme sauvage. Elle n’a pas connu la Guerre froide, et perçoit ces candidats ouvertement de gauche comme l’alternative”.
https://twitter.com/NCBerniecrat/status/965220321912610816
L’élite politico-médiatique inquiète
Ce vent de révolte venu de la base du Parti démocrate commence à inquiéter l’élite médiatique et politique. L’éditorialiste de droite Bret Stephens prévient ainsi, dans les colonnes du très influent New York Times : “Le socialisme démocrate est un poison politique pour le Parti démocrate”. James Comey, l’ancien directeur du FBI, longtemps républicain avant de partir en guerre contre Trump et de se rapprocher du Parti démocrate, qu’il soutient en vue des élections de novembre, y va aussi de son avertissement. Sur Twitter, le 22 juillet, il faisait cette supplique : “Démocrates, s’il vous plaît ne perdez pas la tête, ne vous précipitez pas dans les bras de la gauche socialiste”.
Democrats, please, please don’t lose your minds and rush to the socialist left. This president and his Republican Party are counting on you to do exactly that. America’s great middle wants sensible, balanced, ethical leadership.
— James Comey (@Comey) July 22, 2018
Surestiment-ils, à partir de cas isolés, le poids des “gauchistes” américains au sein de l’appareil démocrate ? “C’est la grande question, convient Christophe Deroubaix. Il y a un Parti démocrate national, et des Partis démocrates locaux. Il est plus aisé de changer le rapport de force localement, alors qu’au niveau national le verrou des donateurs de fonds et des grands élus intervient”. L’exemple de la Pennsylvanie, sixième Etat le plus peuplé des Etats-Unis, en atteste. En mai dernier, deux jeunes femmes issues des rangs de DSA, Sara Innamorato (32 ans) et Summer Lee (30 ans), ont battu les caciques démocrates, Dominic et Paul Costa. Leur victoire a fait basculer le rapport de force local, alors que le Parti démocrate, toujours convalescent après le fiasco de 2016 et l’échec d’Hillary Clinton, navigue à vue.
“2016 a prouvé qu’une campagne centriste pouvait conduire droit dans le mur”
C’est ce qui rend l’hypothèse d’une gauchisation du parti démocrate crédible. Depuis le traumatisme de l’élection présidentielle de 2016, l’establishment démocrate peine à faire son autocritique. Et alors que certains espéraient qu’il procéderait à son aggiornemento politique, l’inertie semble encore le caractériser. “Des commentateurs estiment qu’une politique ‘socialiste démocrate’ conduirait dans le mur. Mais le 8 novembre 2016 a prouvé qu’une campagne centriste, molasse, a aussi conduit dans le mur. Dans tous les cas, en 2020, quel que soit le candidat démocrate, il sera beaucoup plus à gauche qu’Hilary Clinton”, avance Christophe Deroubaix.
En effet, même si le poids des “socialistes” reste encore objectivement minoritaire, leurs idées gagnent peu à peu du terrain sur le champ politique. Ainsi, depuis que la conseillère municipale de Seattle, Kshama Sawant, membre de l’organisation trotskiste Socialist Alternative (qui a soutenu Sanders en 2016), a fait passer le Smic fédéral à 15 dollars, plusieurs Etats lui ont emboîté le pas, dont celui de New York. Militer en faveur d’une sécurité social universelle, rendre l’accès aux études universitaires gratuit, et réguler Wall Street sont également des idées – jadis jugées irréalistes – qui font leur chemin et séduisent un grand nombre d’électeurs. “C’est un courant émergent, grandissant, et qui constitue la base du Parti démocrate. Ça ne concerne pas encore des millions de gens, car le contexte de mobilisation est faible, mais il y a trois ans, quand Sanders annonçait sa candidature, on pensait tous qu’il ferait 3%. Il en a fait 45%”, conclut Christophe Deroubaix.
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