Durant plusieurs années, la sociologue Anaïs Collet a enquêté auprès des propriétaires de deux quartiers gentrifiés. De Montreuil à la Croix-Rousse elle montre que retaper un pavillon de banlieue en « vieille maison pleine de charme » participe au reclassement des lieux mais aussi à la consolidation d’une trajectoire sociale. Et dépeint avec son ouvrage « Rester Bourgeois » les ressorts sociaux à l’œuvre derrière ces mutations urbaines.
Vous préférez au terme conceptuellement flou de « bobo », celui de « gentrifieur ». Que désignez-vous par ce mot ?
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Le mot « gentrifieur » permet de désigner à la fois un groupe social et un rapport à l’espace et à la ville. La fraction sociale visée est à l’articulation entre classes moyennes et classes supérieures et se caractérise par un capital économique assez moyen mais un important capital culturel. C’est aussi un groupe social dont les goûts et les valeurs sont plutôt progressistes en termes de configuration familiale, de rapport de genres, d’éducation des enfants.
En second lieu, « gentrifieur » désigne un certain rapport à l’espace. Ma recherche porte sur ceux qui, parmi ce groupe social, ont fait le choix d’aller vivre dans des quartiers encore populaires et qui jouent un rôle dans la transformation de ces espaces dans lesquels ils s’installent.
Votre recherche qui porte sur le quartier des Pentes de La Croix-Rousse à Lyon et le Bas-Montreuil s’étend sur plusieurs décennies : quelle différence y a-t-il entre les acheteurs des années 60-70 et ceux du début des années 2000 ?
Les évolutions qu’on perçoit sont évidemment liées à la manière dont les quartiers se transforment : les Pentes de la Croix-Rousse des années 60-70 comme le Bas-Montreuil des années 80 sont des quartiers très ouvriers et peu valorisés dans l’imaginaire collectif. Les personnes qui s’y installent sont peu fortunées ou en tout cas ont des revenus faibles. A Lyon, s’ajoute à cela une grande vacance des locaux. Résultat : ce quartier, qui est alors mal perçu dans la géographie lyonnaise et se vide de sa substance depuis l’entre-deux-guerres, attire des étudiants ou des jeunes qui ne sont pas pressés de rentrer dans la vie active et sont plus intéressés par des formes d’expérimentations plus ou moins politisées.
Dans le Bas-Montreuil des années 80-90, le grand nombre de locaux d’activité, d’anciens ateliers ou de petites usines attire une population à la recherche d’espaces de travail : artistes, plasticiens, décorateurs pour le théâtre ou le cinéma. En somme, des professions particulières liées à l’artisanat ou aux arts plastiques.
Dans les deux cas, à mesure que les prix augmentent, arrivent des personnes de plus en plus aisées qui cherchent simplement à pouvoir se loger dans des espaces relativement grands – des jeunes cadres dans les Pentes de la Croix-Rousse, des familles relativement aisées à Montreuil.
Par leur présence, leur manière d’habiter, de cohabiter, comment transforment-ils ces quartiers ?
On peut parler de trois formes d’appropriation des lieux. D’abord, une appropriation économique, matérielle et juridique : l’achat d’un logement qu’éventuellement ils transforment et/ou réhabilitent. C’est la forme la plus radicale et la plus excluante. Ensuite, il y a une appropriation plus symbolique qui concerne les représentations du lieu et les images qui y sont associées. Bien souvent, les gentrifieurs auraient préféré vivre ailleurs ; ils vont vivre dans ces quartiers sous la contrainte financière. Ils doivent donc d’abord se faire eux-mêmes à leur nouveau lieu de résidence, changer leur propre regard sur ces lieux pour s’en faire une image plus positive.
Vous expliquez que cela implique une certaine réécriture de l’histoire locale
Oui, c’est une manière de trier dans l’histoire locale, de choisir tout ce qui fait un écho positif à leurs propres goûts et de laisser dans l’ombre des choses moins faciles à valoriser. Ça n’a l’air de rien mais ça joue un rôle énorme, notamment parce que la population à laquelle on a affaire manipule beaucoup de symboles et d’images. Les réalisateurs de cinéma, de documentaires, les photographes, les journalistes ou les écrivains : ce sont des gens qui vont prendre parfois comme matière première leur environnement immédiat et qui auront ensuite l’occasion de produire de nouvelles représentations de leur quartier et de les diffuser dans la presse, le monde de l’art ou du cinéma.
En ce qui concerne le Bas-Montreuil, on a assisté à un retournement assez spectaculaire au début des années 2000 : le quartier jusque-là étiqueté « banlieue » et « 93 » est devenu en très peu de temps un « faubourg branché » aux portes de la capitale….
Qu’en est-il de la troisième forme d’appropriation ?
C’est un travail sur les rapports sociaux et les institutions locales. Cela peut se traduire par une implication dans les rapports de voisinage, les structures locales (type associations de parents d’élèves) ou même dans la vie politique locale. Il s’agit par exemple d’intervenir sur l’école, l’orientation des politiques publiques, la régulation des rapports immédiats de voisinage – des domaines qui touchent aux manières de vivre ensemble.
Sur ce point, quelle est la différence entre les acheteurs des années 70 qui étaient semble-t-il plus dans l’expérimentation, plus idéalistes et ceux des années 2000 qui ne croient pas vraiment à la possibilité d’une réelle mixité ?
Les trentenaires des années 2000, nettement moins politisés que les baby-boomers, rencontrent aussi plus de difficultés à l’entrée dans la vie active. L’incertitude et l’inquiétude permanente sur leurs conditions d’emploi et de rémunération les rendent moins disponibles et moins enclins à se lancer dans une activité associative ou militante. Toutefois, la variable générationnelle n’est pas la seule à jouer. Il y a des gens qui sont dépolitisés dans la première génération et des gens politisés dans la deuxième, même s’ils sont peut-être moins nombreux : le militantisme se transmet dans les familles de génération en génération. On trouve donc encore des militants aujourd’hui.
Pour autant, cette génération, marquée par la diffusion des résultats de la sociologie, se montre peut-être un peu désabusée quant à la possibilité de traverser les frontières sociales, de réduire les inégalités, etc. C’est à la fois une forme de réalisme sociologique et en même temps une forme de cache-sexe pour justifier et légitimer le peu d’entrain à se mobiliser, à s’impliquer. D’autre part, j’ai perçu chez mes enquêtés une résistance au discours politique sur la mixité sociale de ces dix/quinze dernières années, période au cours de laquelle on a beaucoup fait porter aux classes moyennes la responsabilité du lien avec les classes populaires.
Parmi les préoccupations des nouveaux gentrifieurs qui arrivent au tournant des années 2000 vous notez les opportunités immobilières et l’affiliation à la « figure artiste ». Qu’entendez-vous par là ?
Cela rejoint la sociologie des gentrifieurs telle que je l’ai présentée tout à l’heure. Ce sont des gens qui par leurs choix professionnels appartiennent bien souvent aux professions culturelles et artistiques et qui recherchent la proximité de leurs pairs. C’est un grand classique de la sociologie des choix résidentiels qui a mis au jour un phénomène d’agrégation spatiale des groupes sociaux. Là, ce n’est pas seulement une question de sympathie ou de voisinage : c’est un milieu qui repose beaucoup sur le réseau donc la proximité spatiale est aussi un enjeu pour obtenir du travail.
Ensuite, il y a aussi cette « connotation artiste » qui peut plaire à d’autres fractions des classes moyennes ou supérieures. Il s’agit ici d’une identification à un groupe social valorisé à travers, par exemple, la figure des lofts. En ce qui concerne les choix résidentiels, c’est une figure diffusée depuis les années 70 comme un habitat distinctif ou distinguant qui permet d’afficher un mode de vie un peu à part ou en tout cas très progressiste. Cela permet de revendiquer un important capital culturel et donc de se distinguer d’une bourgeoisie plus classique ou plus traditionnelle.
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