Dans une ère à l’activisme LGBT 3.0 bouillonnant, peut-on encore revendiquer une préférence physique chez l’autre ?
“No Asian, no fem, no trans.” Voilà ce qu’affirme haut et fort un dénommé Brian sur son compte Grindr. Et il n’est pas le seul à assumer ouvertement son rejet d’un panel d’identités. Depuis ses débuts, l’appli gay permet d’affiner ses recherches et d’afficher une ultraspécificité quasiment caricaturale de ses préférences physiques.
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Une liberté si virulente et agressive en découle, que des pages Instagram fleurissent comme “Personnes Racisées Vs Grindr”, postant des captures d’écran de conversations d’une violence rare : soit des refus nets et odieux, soit ce qui se veut être un compliment mais qui ressemble plus à un fantasme colonial, type “J’ai jamais testé un black, il paraît que vous êtes bien montés, vous avez ça dans le sang.”
Un phénomène de fétichisation et non d’attirance pour l’individu
Interpellée par la mannequin et activiste trans Munroe Bergdorf, la plateforme lance, fin 2018, le projet Kindr (« plus gentil » en anglais) qui dit vouloir mettre fin aux « préférences » genrées et raciales chez ses utilisateurs. « Tout le monde a le droit d’avoir sa propre opinion. Son style. Ses goûts. Mais personne n’a le droit de s’en prendre à un autre à cause de leur ethnicité, leur corpulence, leur genre« , décrète le site.
Comment alors affirmer une préférence qui ne participe pas à de la discrimination ? Le désir doit-il lui aussi passer par un processus de déconstruction ? “J’ai l’impression d’être un Pokemon à collectionner, moi ou un autre c’est pareil, on est interchangeable dans ce que l’on représente » raconte Vikken, DJ, producteur et activiste trans.
Il fait là écho à ce que l’on nomme les “trans chasers », les personnes ne sortant qu’avec des personnes trans. Un phénomène de fétichisation et non d’attirance pour l’individu même, qui peut surgir dans nombre d’échanges.
“Si un homme blanc, son ‘truc’ ce sont les femmes noires, dans une logique pas du tout réfléchie du racisme subi par la personne en question, de l’histoire coloniale, cela pose problème et introduit un rapport de pouvoir dangereux. La frontière est fine et se joue en termes d’oppressions vécues”, ajoute Vikken.
Désirées ou rejetées, mais toujours réifiées
Si le sexuel frôle souvent la transgression à multiples niveaux, les premiers touchés sont les personnes minorées, soudain perçues comme sulfureuses, subversives. “Elles se trouvent alors dans un double jeu où on leur impose une identité abstraite, afin de se conformer aux désirs des dominants qui font que la machine capitaliste, patriarcale et raciste ne soit pas enrayée (…), ce qui met une pression aux personnes en question pour réifier, rendre réel cet idéal imposé mais aussi renforce le sectarisme identitaire puisque (leur identité) devient une classe répondant à des codes communs”, dit Luce, militante trans au CLAQ (Comité de libération et d’autonomie queer). Donc désirées ou rejetées… mais toujours réifiées.
Comme le souligne Albertine Thunier, doctorante et cyberwitch, la notion de préférence soulève un conflit inhérent à l’être humain et aux sciences humaines. D’où vient le goût ? En opposition binaire, d’un côté, on trouve le mythe d’une attraction indépendante et conscientisée par un individu libre et intouché par son environnement.
De l’autre, la personne n’est que la somme de ses expériences vécues. Nature contre culture, libre arbitre ou déterminisme, le kif demeure une zone trouble. Cependant, nos choix intimes ont une résonance beaucoup plus vaste qu’on pourrait le croire.
Les fantasmes dominants reflètent l’inconscient de tout un pays
Pourquoi avoir une préférence pour tel ou tel groupe politique ? Précisément parce que cela déshumanise des segments entiers de la population au nom d’un cliché à consommer, analyse Albertine Thunier : “La personne qui fétichise surinvestit les catégories, les arrache au quotidien pour leur donner une fonction symbolique forte. Elle éclipse la complexité du réel et idéalise un objet de désir… le problème fondamental serait de ne percevoir une personne que selon un point focal et non une multitude d’aspects.”
“Dans cette perspective, il est évidemment possible de se déconstruire, d’admettre que l’on est en fait simplement une personne qui réagit aux informations qui lui renvoie un certain milieu, et qu’en notant ses réactions primaires, on peut se reconstruire en fonction de nouvelles informations, de manière à être vigilitant.e.s. aux biais discriminatoires initialement inscrits dans notre éducation” ajoute-t-elle.
La popularité du mot “beurette” sur Pornhub, indice d’un héritage colonial ancré
Et pas que dans l’éducation : les fantasmes dominants reflètent l’inconscient réprimé de tout un pays : en France, la popularité du mot “beurette” sur Pornhub laisse entrevoir un héritage colonial ancré ; en Amérique, l’“interracial porn” évoque des clichés sexués racistes anciens.
Emmanuel, réalisateur hétéro de 31 ans voit les choses d’un autre œil. Se disant féministe, il ne voit néanmoins pas d’incohérence à ne sortir qu’avec des jeunes femmes filiformes voire la peau sur les os et admet son attirance pour la minceur. Pour lui, son engagement social et son intimité sont deux choses distinctes.
Des goûts intimement liés à sa vision du monde
“Je demande un droit au goût qui n’est pas régi par une logique utilitariste au nom d’un intérêt global souvent fantasmé, froisser. L’humain est fait de préférences structurelles, dans la nourriture, les odeurs, et dans la sexualité. Ce ne sont pas des choses quantifiables. C’est une façon de policer la vie privée, ce qui rappelle les régimes totalitaires”, dit-il, ajoutant fermement que “la préférence sexuelle quelle qu’elle soit est par nature basée sur un fantasme.”
Et Maddie Katze, militante queer, se défend, elle, d’avoir certains goûts intimement liés à sa vision du monde : “Pour ce qu’il en est d’afficher une préférence, je trouve qu’il y a beaucoup de nuances à porter, quelle que soit la catégorie dont on parle. Je trouve ça normal pour moi d’affirmer que j’ai des préférences pour les queers pour des raisons d’affinités politiques, et que les hommes cisgenres ne m’attirent pas pour plein de raisons légitimes liées au système d’oppression et aux violences que je subis moi-même.”
Les applis de rencontre n’aident pas l’affaire. Dans une logique capitaliste et de pragmatisme poussé à l’extrême, de nouvelles lois surviennent : l’Autre devient un produit de consommation que l’on sélectionne comme tout objet – à perte et fracas. Ernest White II, professeur d’histoire spécialisé dans les problématiques afro-descendantes et ouvertement gay, dit avoir “vu tant de racisme sur les applis que je n’arrive même plus à être choqué.”
Il voit dans ce genre de phénomène un effet désinhibant “qui provoque un comportement inacceptable socialement, que l’on s’autorise par la distance créée par le smartphone, sans responsabilité, sans affrontement réel ni réalisation de l’impact sur l’autre.” Pour lui, c’est précisément ce qui s’est passé avec Tinder & Co : on invoque la liberté d’expression, et on se cache derrière ce que l’on appelle une simple préférence pour ne pas analyser sa sexualité.
Les fruits de l’injonction patriarcale
Quant à Ju Farce, mec trans, féministe, membre fondateur de la Mutinerie, un bar lesbien, trans et féministe à Paris, il s’interroge sur pourquoi ce débat n’a lieu que “lorsque l’objet du désir est une personne minorée, qui appartient à une catégorie opprimée ? (Il faut) reconnaître que tout désir sexuel est une forme de fétichisation en soi, que l’hétérosexualité est aussi un fétichisme.”
Effectivement, la course à la minceur, la jeunesse éternelle, le Botox sont tous les fruits de l’injonction patriarcale poussant les femmes vers des attentes fabriquées de toutes pièces. Comme Ju l’explique, ne pointer du doigt que lorsque la personne convoitée appartient à une minorité a l’effet miroir de “déterminer quels désirs sont sains et lesquels sont des perversions, quelles personnes sont désirables ‘normalement’ et lesquelles ne peuvent l’être que par des détraqués. A la place, il me semble plus intéressant de se concentrer sur les comportements mis en place par les personnes désirantes au nom de leur désir, plutôt que le désir lui-même qui à mon avis devrait échapper à toute moralisation.” Et d’ajouter : “La question n’est donc pas le goût ni ‘le fantasme inavouable’, mais plutôt de trouver des partenaires qui sont consentant.e.s et participent activement à la mise en pratique de la fantasmagorie mutuelle.”
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