En pleine podcastmania, « Les Pieds sur Terre » cartonne. Toujours aussi actuelle malgré ses seize ans d’existence, l’émission de société de France Culture offre un espace d’expression libre aux indigné.e.s anonymes, loin des polémiques pour talk shows qui ne volent pas toujours bien haut.
« Des histoires d’escargots ! Hallucinantes ! J’en revenais pas !« . Cette phrase est aussi surréaliste que sincère : ainsi s’exclame une rédac’ cheffe quand l’une de ses collaboratrices lui ramène en guise de sujet « de belles histoires d’escargots« . Cette voix enthousiaste est celle de Sonia Kronlund, forcément familière : vous êtes (très) nombreux à l’écouter dans Les Pieds Sur Terre, l’émission phare de France Culture – téléchargée plus de deux millions de fois en janvier dernier. Cela fait seize ans que la productrice dirige ce qu’elle nomme son « espace de libertés« . Soit une série de reportages d’une vingtaine de minutes et sans commentaire superflu, où se succèdent les thématiques les plus variées, de l’amnésie à la justice française, des émois étudiants au monde selon Donald Trump. A l’entendre, la journaliste porte en elle cette griffe radiophonique qui nous scotche : concision, justesse et curiosité. Puis surtout, une intarissable fascination du réel, naturellement communicative.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ceux que l’on n’écoute pas
Faire entendre les agitations sociales à ceux qui paisiblement épluchent des carottes dans leur cuisine n’est pas le moindre mérite des Pieds sur Terre. Comme un slogan gravé dans la roche, l’émission de France Culture traverse les présidences sans sombrer dans l’usure. Depuis trois mois déjà, ses journalistes voient la vie en jaune et interrogent les Gilets révoltés des ronds-points sur leurs idéaux et leurs parcours, proposant un temps long d’interaction et de réflexion à mille lieux de l’urgence des réseaux sociaux ou de la sociologie de bistrot. « L’on traite en trente minutes des choses qui le sont en deux au journal télévisé« , affirme la productrice, pas peu fière de ces ondes où l’actualité est saisie de l’avant – sur le terrain – mais toujours avec un pas de côté, comme une salutaire alternative à la frénésie de l’info en continu.
Chômeurs, sans domicile fixe, adolescents, minorités, urgentistes et ex-taulards y prennent la parole sans interruption et brossent le portrait d’une France en clair-obscur, à la fois désœuvrée et idéaliste, épuisée mais résistante. Du journalisme-citoyen ? « Cela fait trop José Bové !« , ironise celle qui préfère y voir de la radio « concernante » ou du « journalisme de service public« . Né il y a de cela dix-sept ans d’une indignation populaire (le passage du Front National au second tour de la présidentielle), Les Pieds sur Terre s’efforce de conserver sa vocation de média de proximité, concentrant en vingt minutes et sans le moindre jugement les colères sourdes, les traumatismes enfouis et autres affects trop intenses pour y poser des mots. Y porter l’oreille permet d’ouvrir plus grand les yeux face au monde.
« Il y a ceux que l’on n’écoute pas, et ceux à qui l’on ne s’adresse pas, alors qu’ils ont envie et besoin de parler. Il faut toujours poser des questions. Je ne comprends pas comment l’on peut vivre sans le faire. Les Gilets Jaunes par exemple sont des gens qui ont envie d’être entendus mais ne le sont pas » explique la journaliste.
Les témoins professionnels
« Une bonne interview est impossible si vous ne comprenez pas les gens, si vous ne vous mettez pas un peu à leur place », ajoute-t-elle encore. Mais dans le flux de ces rencontres, il faut savoir trier le bon grain de l’ivraie. Canaliser les paroles trop nombrilistes et redondantes de ceux qui se regardent parler, croulent sous les tics de langage, et surtout fuir « les témoins professionnels« . On les reconnaît tout de suite à leur discours trop rodé, leur envie prononcée de débiter leur récit comme des comédiens qui répètent. A l’inverse, les meilleurs récits sont faits de zones d’ombre, d’inconscient et de silences. Trouver cette perle rare est un vrai labeur. Une équipe ultra-fidèle d’une quinzaine de personnes s’y efforcent chaque semaine, entre programmations prévues un mois à l’avance et délais bien plus alertes, recherches casse-tête et coups de fil en série. Au bout du micro, le désir de voir ailleurs et de dire autrement, de passer du coq à l’âne et de renverser les attentes. « Les gens ne savent jamais exactement ce qu’ils vont trouver. J’aime surprendre, quitter Paris, ne pas interviewer les “copains”, les gens du milieu » confie la leadeuse du groupe. La preuve, les derniers « hits » portent aussi bien sur le phénomène du ghosting que sur l’idéal d’un vivre-ensemble malgré les tirs de flashball.
Passée par les rangs de l’école Daniel Mermet (Là bas si j’y suis), Sonia Kronlund s’acharne à capter pour chaque épisode une forme de naturalisme audio qui se nourrit des détails. Pour cela il faut « recréer une dramaturgie » sans pour autant déformer les faits, narrer une vérité qui serait à chercher aux antipodes du prêt-à penser et de la « radio paternaliste » – celle qui mâche tout le travail pour l’auditeur. Comme le suggère l’opus qu’elle leur a consacrés, les épisodes des Pieds sur Terre sont en ce sens des « nouvelles du réel« , un terme parfait puisqu’il désigne aussi bien la littérature que le journalisme. « Les Pieds sur Terre n’est pas un tuyau branché sur la réalité » prévient son instigatrice, non pas une parole brut mais sa « mise en récit« , son storytelling. Un terme dévoyé par la politique et qui retrouve ici ses lettres de noblesse. Au creux de ce montage faussement neutre, une solide conviction, peut être la plus importante de toutes : « la voix ne trompe jamais« .
ADN
Celle de Sonia Kronlund captive. A la fois chaleureuse et cassée, appliquée et taquine, elle porte en elle une parole émancipée. « Je n’en ai jamais eu autant de libertés à France Culture qu’aujourd’hui », se réjouit-elle d’ailleurs. L’étonnement face au quotidien qui constitue l’ADN des Pieds sur Terre l’incite même à renverser les rôles en plein milieu d’interview – “et vous vous venez d’où ?”, demandera-t-elle à brûle pourpoint. Optimiste invétérée, elle y voit, plus qu’une curiosité, « une confiance en la réalité« , à contre-courant d’une époque noyée sous les fake news et le complotisme. Au fond, la seule histoire sur laquelle la journaliste ne s’attarde pas reste la sienne, nébuleuse. Peut-être mériterait-elle un reportage. D’un rire franc, elle nous le déconseille : « Je serais assez pénible à interroger car je fais toujours attention à ce que je dis. C’est chiant. Je ferais un très mauvais Les Pieds sur Terre !« .
{"type":"Banniere-Basse"}