Au lendemain du discours d’Emmanuel Macron en Corse, le politologue Xavier Crettiez, auteur de “La Question corse” (1999) et de “Violences politiques en Europe” (2010), analyse l’état du mouvement nationaliste corse, mis au pied du mur malgré un discours d’ouverture.
Lors de son déplacement sur l’île, Emmanuel Macron n’a pas cédé sur la majorité des revendications des nationalistes corses. Le président de l’exécutif insulaire, Gilles Simeoni, a même qualifié son discours du 7 février à Bastia « d’occasion manquée ». Pour autant, selon le politologue Xavier Crettiez, spécialiste du mouvement nationaliste corse et des violences politiques, le président de la République reste ouvert à leur sensibilité. Maintenant qu’ils ont en main les rênes du pouvoir local, le chef de l’Etat les pousse à faire leurs preuves de bons gestionnaires, au risque de ranimer une frange plus radicale. Entretien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Emmanuel Macron n’a répondu à aucune des attentes des nationalistes, sauf à la mention de la Corse dans la Constitution. Est-ce un camouflet pour eux ?
Xavier Crettiez – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette vision. A l’inverse de son discours du 6 février à l’occasion des 20 ans des l’assassinat du préfet Claude Erignac, qui a été très dur, où il a souligné – ce qui était attendu – le refus strict de l’amnistie des prisonniers avec un ton très martial [onze détenus qu’ils considèrent comme des “prisonniers politiques”, ndlr], celui du 7 février était plutôt un discours d’ouverture. D’un point de vue symbolique, il a salué l’important chemin qui a été fait concernant la fin de la violence. Et d’un point de vue pratique, il a certes refusé le statut de résident, en soulignant qu’il était contraire à la Constitution et au droit européen, mais il a aussi dit qu’il était prêt à adapter les lois d’urbanisme à la situation corse. Il a également souligné le fait que la Corse serait considérée dans la Constitution, avec une modification de l’article 72 [sur l’outre-mer, ndlr.], ce qui impliquerait des transferts de nouvelles compétences vers l’île, et un aménagement des lois nationales concernant la Corse.
On est donc dans un modèle très ouvert, un peu comme en Grande-Bretagne avec l’Ecosse. Il est aussi d’accord pour mettre en place des formes de fiscalité locale, même s’il est resté évasif. Parler de fiscalité locale, ce n’est pas encore de l’autonomie fiscale, mais c’est très nouveau en France. Enfin, il n’y aura pas de co-officialité de la langue corse, il fallait s’y attendre, mais il s’est prononcé pour un bilinguisme fort. Son discours pourrait vraiment ne pas faire rougir les multiculturalistes canadiens.
“Emmanuel Macron a plutôt répondu aux demandes de reconnaissance et de spécificité dans l’île”
Il a parlé d’un besoin légitime de reconnaissance de la Corse, a expliqué être pour que chacun puisse se voir reconnaître sa spécificité au sein de la République, quitte à adapter celle-ci. Si les nationalistes s’attendaient à ce qu’il satisfasse toutes leurs demandes, c’est un camouflet. Mais on est en réalité dans une ouverture possible. Tout va dépendre de ce qui sera rédigé dans le texte constitutionnel. Il a en tout cas plutôt répondu aux demandes de reconnaissance et de spécificité dans l’île.
Il a cependant comparé le choix fait par les Français en mai dernier, entre Marine Le Pen et lui, au choix entre fermeture et ouverture en Corse. N’était-ce pas une critique adressée aux nationalistes ?
Oui, on peut le voir comme ça. Il a fait comprendre qu’un nationalisme ou un communautarisme insulaire un peu trop marqué serait refusé. De la même façon, il a adressé des piques aux nationalistes en insistant sur le fait qu’ils allaient avoir les compétences les plus importantes qu’ils aient jamais eues. Ils vont avoir le budget de fonctionnement le plus important de toute l’histoire de la Corse. Il leur a donc clairement demandé de prendre leurs responsabilités. En les contraignant à adopter un profil gestionnaire et à cesser d’être dans une logique contestataire, il leur a mis un coup de pression.
Quelles sont les ressources politiques des nationalistes ? Sont-ils en position de force ?
Oui, il faut avoir conscience de ce qu’il s’est passé en décembre 2017, lors de l’élection territoriale. Ils ont atteint un score colossal, avec 56 % des voix pour la coalition nationaliste, auxquelles il faudrait rajouter les 7 % du petit parti Rinnovu, indépendantiste lui aussi. Réunies, les formations autonomistes, indépendantistes et nationalistes recueillent plus de 64 % des voix. C’est un véritable raz-de-marée. Ils ont une majorité absolue au sein de l’actuelle collectivité, ont la main sur Bastia, la plus grande ville de l’île, et ont trois députés nationalistes sur les quatre députés des circonscriptions insulaires… Je ne vois pas ce qu’ils pourraient avoir de plus. En termes de légitimité politique, ils sont très armés.
“Les nationalistes ont une triple légitimité : politique, culturelle et militante”
Ils ont aussi une légitimité culturelle et idéologique : ils ont gagné la bataille des idées. Cela fait trente ans qu’ils ont mis dans l’agenda public le thème de l’identité corse, du « corsisme », comme une valeur importante, centrale même. En Corse, même le Front national parle corse.
“Simeoni doit maintenant réussir à produire des politiques publiques corsistes, qui aient une coloration nationaliste”
Ils ont enfin une légitimité militante : aucun appareil politique n’a une puissance militante aussi importante que celle des nationalistes. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux, de rencontrer la jeunesse insulaire : elle est massivement avec les nationalistes. Les grands syndicats sont eux aussi nationalistes. Ils ont cette triple ressource.
Pour ne pas décevoir ce capital politique, qu’ont-ils intérêt à faire ? Doivent-ils adopter une démarche réformiste, ou maintenir leur discours radical, leurs revendications symboliques ?
Si j’étais cynique, je dirais qu’ils ont intérêt à faire les deux. Ils doivent d’une part montrer qu’ils ont des capacités gestionnaires, ce qui n’est pas acquis. Certes, Gilles Simeoni n’a pas déçu à la mairie de Bastia, mais ça fait assez peu de temps, et ce n’est qu’une municipalité. Il faut qu’il arrive à produire des politiques publiques corsistes, qui aient une coloration nationaliste. S’il fait la même chose que les clans ordinaires, il perdra toute crédibilité. Il faut qu’il réussisse à le faire en sortant du registre uniquement symbolique. C’est bien beau de mettre des drapeaux corses partout, ou le buste d’une Marianne corse dans les mairies, mais ça ne change pas la vie des locaux. Arriver à construire des politiques publiques, à développer ce capital gestionnaire au service de tous va être un enjeu fort.
“La tentation de récupérer la mystique de la cagoule, qui anime fortement l’identité du nationalisme en Corse, n’est pas exclue”
D’autre part, comme ce n’est pas évident, ils ont intérêt à pérenniser un nationalisme contestataire soft – il ne s’agit pas de reprendre la lutte armée – de façon à pouvoir accuser Paris de tout ce qu’il ne sera pas possible de faire. Le discours contestataire va perdurer : c’est dans l’intérêt de la pratique gestionnaire.
La page de la violence est-elle définitivement tournée ?
Non, je ne pense pas du tout. Elle est définitivement tournée en Irlande du Nord et au Pays basque, mais je ne suis pas sûr qu’elle le soit en Corse. Elle ne sera cependant pas portée par les mêmes acteurs. En Corse, on a un mouvement nationaliste radical très éclaté. Il est tout à fait possible que face à un nationalisme gestionnaire assez peu séduisant pour une partie de la jeunesse, il puisse y avoir la tentation de reprendre les armes et de récupérer la mystique de la cagoule qui anime fortement l’identité du nationalisme en Corse. Ce n’est pas exclu du tout, en lien avec une politique judiciaire toujours répressive à l’encontre des dossiers en cours liés à des tentatives d’attentat.
Quelle teinte politique ont ces nationalistes radicaux ?
C’est très difficile à dire. Il n’y a pas d’identité politique très définie sur l’axe droite-gauche, et même si une majorité se positionne à gauche, ou à la gauche de la gauche, ce n’est pas le cas pour la totalité. Ça se dispatche très largement sur l’échelle droite-gauche, d’un extrême à un autre.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
{"type":"Banniere-Basse"}