En 2011, plus d’un Français sur deux meurt à l’hôpital. La mort, aujourd’hui, se produit dans un lieu rassurant, ultratechnique, hygiénique. Mais qu’en est-il des médecins ? Quelles sont leurs armes de défense face au décès de leurs patients ? Savent-ils, eux-mêmes, “comment ils font” ?
Peut-on s’étonner que les médecins soient confrontés à la mort ? Non. C’est un peu comme quand la radio annonce qu’un militaire est tombé à la guerre. Disons que cela fait partie des risques du métier. En revanche, on peut s’étonner qu’en plus de dix ans d’études aucun programme pédagogique ou presque ne prépare les futurs docteurs à cette confrontation.
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L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) s’est pourtant penchée sur la question. Un rapport d’une centaine de pages, datant de 2009 et intitulé « La Mort à l’hôpital », s’achève sur une série de recommandations pour la prise en charge de la mort en milieu hospitalier. On y lit notamment qu' »une enquête serait nécessaire pour analyser les enseignements que reçoivent les médecins, non seulement au cours de leurs études médicales, mais surtout tout au long de leur vie, par la formation continue. Il s’agirait de repérer les principales lacunes et de faire des propositions pour y remédier. » Sur les vingt-neuf recommandations, c’est la vingt-huitième… Si, à terme, elle peut avoir des répercussions sur les soins, ça ne semble pas être la priorité.
« Ce qu’on porte, c’est la responsabilité »
Priscille L., toute jeune interne, se souvient d’un TD en première année de médecine sur l’accompagnement d’un enfant dans la mort. « C’était très larmoyant, et on a surtout écouté le prof nous raconter ses faits d’armes. » Bernard R., professeur de médecine et ancien chef de service de réanimation à Paris, renchérit : « Au cours de l’apprentissage de la médecine hospitalière, on sent bien qu’on n’est pas là pour voir mourir les malades. Si on enseignait aux futurs docteurs la différence entre soigner (to care) et guérir (to cure), ils seraient moins surpris par la mort des patients. »
Effectivement, une fois sur le terrain, ils tombent de haut. Au sens littéral du terme, le rapport des médecins à la mort semble assez abstrait. Ils échappent à l’aspect physique des choses, et le contact avec le défunt en révulse même plus d’un : pansements et toilette mortuaire reviennent aux seules infirmières. « Nous, ce qu’on porte, c’est la responsabilité », expose calmement Priscille L., 24 ans, tout en buvant sa bière.
« C’est vrai qu’après un cursus polarisé sur l’action, la mort de nos patients nous laisse complètement pantois. Tu passes d’une personne qui parle, qui dégage une énergie, bref, qui se bat avec toi, à un nom effacé du tableau. Ce passage effrayant te renvoie tous les jours à ta propre fragilité. »
Bon nombre de médecins vivent la mort comme une défaite personnelle. Valérie D. est psychologue au sein de l’unité de soins palliatifs d’un hôpital parisien. Main dans la main avec les médecins de l’unité, elle accompagne les patients incurables vers la mort. Mais elle peut aussi soutenir un soignant qui supporterait mal le décès d’un patient…
« Le problème, dit-elle, c’est que les médecins ne se livrent quasiment jamais. Seuls les infirmiers et les aides-soignants viennent se confier et, de temps à autre, un jeune interne un peu secoué. »
Ainsi, le médecin, tout en haut de la pyramide, se retranche derrière son savoir et sa fonction, une sphère dans laquelle la mort et l’émotion n’auraient pas leur place. Valérie D. poursuit : « Pour moi, les médecins ont peur de la mort. Quand ils font un pronostic chiffré à un patient – ‘Vous en avez pour quelques mois’ -, ils tentent de maintenir une certaine posture, de repousser le moment où ils ne peuvent plus guérir, c’est-à-dire celui où ils renoncent à leur essence de médecin. Mais en soins palliatifs, un médecin doit surmonter son fantasme de toute-puissance et vite identifier l’instant où il ne peut plus rien faire. »
« A la fin de ma carrière, je n’en pouvais plus »
S’habitue-t-on à la mort ? « Oui et non », répond Marie-Christine L., 66 ans, ancien chef d’un service de pneumologie. Aujourd’hui retraitée, elle ne saurait dire combien de décès elle a vu dans sa vie.
Mais elle sait que son rapport à la mort a évolué en dents de scie : « Pendant les dix premières années, les décès m’affectaient beaucoup. J’ai ensuite eu vingt-cinq ans de répit, où je me suis littéralement blindée. Puis durant les dernières années de ma carrière, j’ai à nouveau trouvé cela intolérable. En fait, le jour où on m’a fait savoir qu’une patiente m’avait trouvée froide, la carapace que je m’étais créée m’a sauté aux yeux et je suis redevenue très sensible vis-à-vis des patients. A la fin, je n’en pouvais plus. »
En résumé, les médecins sont condamnés à choisir entre deux options peu satisfaisantes : soit ils se retranchent derrière leur savoir, et on les accuse d’insensibilité, soit ils donnent un caractère humain à leur métier, et ils atteignent vite les limites du supportable. « Pour moi, la vue d’une jambe arrachée n’est strictement rien à côté de la souffrance morale d’un patient agonisant », lâche Arnaud B., un quadragénaire partageant son temps entre les urgences et les soins palliatifs.
« Il est très dur pour un médecin qu’un patient donne à voir autre chose que son corps défaillant. Les équipes du Smur ne soignent pas dans l’univers aseptisé de l’hôpital, où tout le monde porte un pyjama, déclare Fabrice, un ambulancier parisien. Nous, on voit le patient mort sur son propre tapis, devant sa femme, juste à côté des photos de famille posées sur le meuble. On a accès à toute son humanité, c’est ça qui est très dur. Voilà pourquoi une équipe de Smur se montre particulièrement soudée. »
« En libéral, vous êtes seul face à une famille »
Dans un autre genre, certains malades se mettent au clair avant de mourir. Marie-Christine L. reste marquée par cet homme de 75 ans, atteint d’un cancer du poumon, qui au dernier moment a voulu soulager sa conscience auprès d’elle. Il avait collaboré pendant la guerre et s’était gardé de le dire à qui que ce soit… On comprend que les médecins paraissent parfois un peu froids : s’ils en savaient trop sur l’histoire personnelle de leurs patients, ils finiraient par être tout le temps en deuil.
« C’est toute la difficulté des médecins libéraux, affirme Alain P., qui a passé vingt ans à l’hôpital avant de s’installer en ville. Un mort à l’hôpital, vingt personnes s’en sont occupées. En libéral, vous êtes seul face à une famille avec qui vous avez tissé des relations très riches. »
Etrangement, on sort de ces entretiens à la fois miné et régénéré. C’est normal, docteur ? « Oui, répond Charlotte C., la dermatologue trentenaire. A force de la côtoyer, cette satanée mort, tu baignes dans une vraie urgence de vivre, tu sais ce qui est grave et ce qui ne l’est pas. Tu ris beaucoup. Surtout, tu te rends compte de ce qui compte. » Comme si, à ne pas savoir qu’en faire, de cette mort, il n’y avait plus qu’à l’évacuer.
Isabelle Foucrier
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