En 2011, plus d’un Français sur deux meurt à l’hôpital. La mort, aujourd’hui, se produit dans un lieu rassurant, ultratechnique, hygiénique. Mais qu’en est-il des médecins ? Quelles sont leurs armes de défense face au décès de leurs patients ? Savent-ils, eux-mêmes, “comment ils font” ?
« Je ne sais pas comment vous faites. » N’avez-vous jamais dit cela à un médecin ? Puis on passe à autre chose, on se dit qu’il s’agit d’un être supérieur, intouchable, défendu, blasé même, pour qui la violence du corps, la mort et le deuil appartiennent à la routine professionnelle. En fait, le plus souvent, les médecins ne savent pas eux-mêmes comment ils font.
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Hommes, femmes, étudiants, jeunes ou retraités, une vingtaine de soignants hospitaliers ont accepté de parler, avec un soulagement visible. Ils se sont tous montrés intarissables.
« Il est mort il y a une heure. La famille n’est pas venue »
Pour mieux comprendre la confrontation des médecins hospitaliers à la mort, il fallait y aller. Avril 2011, service de réanimation médicale d’un grand CHU parisien, midi. C’est « un jour calme », paraît-il. Les scopes, les respirateurs, les seringues électriques et les dialyses produisent ensemble une nappe sonore ponctuée de brefs sons de cloche. Dans ce service, il n’y a presque pas de lumière naturelle. On passe devant une chambre. Alexandre F., un médecin de 33 ans, me dit : « Lui, il est mort il y a une heure. La famille n’est pas venue. »
12 h 30 : le service se réunit pour le « staff éthique ». Petit retour en arrière : il y a quelques années, en France, des cas aussi médiatiques qu’émouvants ont reposé la question de l’euthanasie active (on fait mourir) ou passive (on laisse mourir en soulageant). Si l’euthanasie active reste illégale, la loi du 22 avril 2005, dite loi Leonetti, a autorisé le médecin à appliquer au patient « un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie ».
Parce qu’il n’est pas simple d’assumer ce type de décision tout seul, la loi a prévu un processus collégial pour la limitation ou l’arrêt des traitements de personnes en fin de vie. C’est ça, le staff éthique : un moment où tous les acteurs du service se prononcent sur le meilleur scénario à faire vivre aux cas les plus lourds.
– « 91 ans, aveugle, hémiplégique… Que fait-on ? On continue de le ventiler ? – Moi, je pense qu’il faut tout arrêter. – Oui, mais tu n’as pas vu sa famille, qui souhaite qu’on aille jusqu’au bout ». Etc.
13 h : au moment de passer à un autre patient, dans un état très grave, la voix stressée d’une infirmière sort du haut-parleur : « Médecin demandé, urgence ! » Trois d’entre eux quittent le staff en courant. L’un revient : « C’est Monsieur V., dont on parlait tout à l’heure ? Il a choisi sans nous. » 13 h 05 : fin du staff éthique.
Alexandre F. est resté deux minutes avec Monsieur V., comme avec chaque patient qui décède dans son service. « C’est un rite. Je leur dis toujours un petit mot. Je m’excuse auprès d’eux, je leur souhaite bonne route. » Pour l’heure, il lui faut s’isoler dans un bureau et prévenir la fille du défunt : « Je sais… Il allait bien ce matin. C’est arrivé il y a dix minutes, son coeur s’est emballé d’un coup. C’était imprévisible. »
13 h 15 : une secrétaire hèle Alexandre F. : « Monsieur V. est mort ? Mais tu sais qu’on va certainement devoir hospitaliser sa femme aujourd’hui ? C’est bizarre, non ? En plus, le seul lit qui nous reste, c’est celui de son mari. Qu’est-ce qu’on fait ? » Plus tard, Alexandre apprendra que cette coïncidence morbide n’aura pas lieu.
Soulagement. En attendant, il lui reste cinq minutes pour déjeuner. En une heure et demie, il aura participé à une décision de limitation de soins, géré un décès, fait son annonce aux proches et échappé de peu à un coup de théâtre plutôt malsain.
« Notre métier nous fait perdre des plumes »
Dans un service de réanimation, 20% à 25% des malades meurent. Des études ont démontré que de toutes les spécialités, celle des anesthésistes réanimateurs était la plus touchée par les addictions et les suicides. De même, les infirmières ne restent que rarement plus de cinq ans dans un service de réanimation. Usées, amoindries, elles se tournent souvent vers des services moins lourds. « Tous les réanimateurs connaissent au moins un médecin qui en connaît un autre qui s’est suicidé. Notre métier nous fait perdre des plumes, c’est évident », témoigne Marion M., une réanimatrice de 31 ans. Quoique éprouvante, la mort représente pourtant pour elle un point fascinant de son métier :
« Comment décrire ce moment très précis où le patient baisse les bras… En réanimation, on a beaucoup de moyens de prolonger la vie, mais il reste cet instant inéluctable contre lequel les machines ne peuvent rien, et tu y assistes. »
Un jour, suite à une décision d’arrêt de soins sur un patient de 45 ans, Marion doit enlever sa trachéotomie. Problème inattendu : après des jours d’inconscience, le retrait du tuyau a stimulé le malade ! Elle se souvient : « Il m’a regardée avec les yeux de la détresse respiratoire. Je lui ai immédiatement injecté beaucoup de morphine et d’anxiolytique. Je sais que ça l’a tué, mais je ne sais toujours pas si je dois le regretter. » C’est avec ce genre de sentiment, qui vaudrait à tout païen vingt ans de thérapie, que les médecins cohabitent au quotidien.
Mais ce n’est pas tout. On peut aussi culpabiliser d’avoir redonné la vie. Baptiste B., urgentiste réanimateur en Seine-et-Marne, témoigne : « Quand vous réanimez un très vieil homme totalement dépendant, veuf depuis quelques mois et pour qui sa femme était tout, je vous jure que vous éprouvez très fort la sensation de ne pas lui rendre service. »
La mort, événement majeur de la vie, demeure l’un des grands interdits de nos sociétés. Aujourd’hui à la retraite, Alain P. a été interniste (spécialiste de médecine interne) en libéral. Il se souvient d’un vif échange avec une femme, qui s’étonnait que son père de 94 ans soit mort : « ‘Docteur, que s’est-il passé ?’ m’a-t-elle demandé, culpabilisatrice. Je lui ai rétorqué : ‘Vous me demandez de quoi il est mort ? Mais de vieillesse, madame !' » Voilà à quels dialogues improbables peut conduire le refus contemporain de la mort.
Aussi terrorisés que nous, les médecins gèrent la mort des autres en serrant les dents. Un peu mécaniquement, tous dressent, grosso modo, la même typologie : il y a le patient qui ne veut pas mourir mais qui va mourir, celui qui demande « la piqûre », celui qui tient encore quinze jours le temps que sa fille rentre de l’étranger, celle qui profite que son mari soit descendu fumer une clope pour mourir seule, celui qui veut mourir mais que la famille tente de maintenir en vie par tous les moyens… Et il y a l’insupportable : le patient auquel on s’identifie totalement, qui donne envie d’aller pleurer dans les toilettes. Il y a le cancer de l’enfant ou celui de la jeune mère.
Derrière ce listing froid, on sent le refoulement. Le soir, tous ramènent un peu d’hôpital chez eux. Baptiste B., l’urgentiste-réanimateur, déclare n’avoir pas dormi de la nuit : « Je suis crevé. J’ai fait six rêves ultraréalistes sur ma propre fin de vie. » Carine S., généraliste de ville depuis trente ans, avoue : « Moi, dans la nuit qui suit le décès d’un de mes patients, il paraît que je pleure, que je crie, même. » Quant à Chiara P., gériatre dans un hôpital parisien, elle annonce, les sourcils froncés, tracassée : « Aujourd’hui, un de mes patients s’est pendu avec le câble de la télécommande du lit. » On ne sait si on doit rire ou pleurer.
« Quand on essaie de se décharger auprès des autres, explique Charlotte C., dermatologue spécialiste des cancers de la peau, on a deux options : soit on en parle à des amis extérieurs au milieu médical, et on devient une sorte de bête curieuse à qui l’on finit par dire ‘Je ne sais pas comment tu fais’. Soit on en parle à un pote médecin qui, à son tour, se soulagera auprès de nous. »
Le « John Wayne Syndrom », ou la règle du « sois fort et tais-toi »
Que reste-t-il alors aux médecins, si ce n’est l’habitude ? Jean-Michel L., 57 ans, a été urgentiste avant de devenir légiste il y a quinze ans. La mort, il la connaît bien : « Il y a vingt ans, aux Etats-Unis, on parlait de ‘John Wayne Syndrom’ pour caractériser l’attitude virile et invincible des médecins du Smur. Depuis, la profession se féminise, certes, mais c’est toujours le règne du ‘sois fort et tais-toi’. » En gros, le médecin est en représentation. Il tient un rôle social crucial, il est là pour guérir, il n’a pas le droit de flancher. Jean-Michel L. l’a compris depuis longtemps et, plutôt que de lutter, il a adopté le système « on/off » :
« Avec le temps, j’ai développé ma carapace et une technique de comédien, notamment pour annoncer un décès à une famille. »
En 2002, il a publié un article sur le sujet. On y trouve une sorte de fiche pratique sur l’annonce du décès à l’usage de ses confrères : il faut se placer au niveau de son interlocuteur, de manière symétrique, s’asseoir si possible, fixer sur lui son regard, établir éventuellement un contact physique, utiliser le nom du défunt, éviter le jargon médical… « Ça ne s’improvise pas. La relation humaine est essentielle en médecine », dit-il, avant de reprendre : « Aux Etats-Unis, les étudiants doivent passer des tests psychologiques en s’inscrivant en fac de médecine. En France, on sélectionne les futurs médecins sur un savoir technique et livresque. »
A noter cependant quelques initiatives en facultés de médecine : à Rouen, on donne des cours de stratégie d’annonce de décès, et à Nantes, on utilise le jeu de rôle filmé pour enseigner l’annonce d’un diagnostic grave. Mais 99% des étudiants en médecine n’appréhendent la mort qu’une fois sur le terrain.
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