En correctionnelle, le gouvernement veut introduire des jurys pour les affaires les plus graves. Populaire auprès des Français, cette mesure est redoutée par les magistrats qui craignent l’encombrement des tribunaux.
Non content de pratiquer lors de sa dernière apparition télévisuelle le latin avec le brio d’un prélat de la vieille école, Nicolas Sarkozy se révèle aussi fin connaisseur de la pensée de John Austin, pionnier de la philosophie analytique, qui a décrit dans son ouvrage Quand dire, c’est faire, les arcanes de la parole performative. Il suffit que le chef de l’Etat, « qui dit ce qu’il fait et qui fait ce qu’il dit » annonce une décision pour qu’aussitôt elle se réalise.
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Le réel, hélas, est mauvais joueur : la croissance refuse de se laisser saisir avec les dents, les contrats mirobolants de se signer tout seuls, tout comme est longue à venir la paix dans les cités.
Dans le domaine de la justice, Nicolas Sarkozy ne manque pas d’idées. La suppression du juge d’instruction (l’affaire Woerth-Bettencourt ayant montré un peu trop crûment qu’il était encore indispensable à la pratique d’une justice à peu près équitable) étant renvoyée aux calendes grecques, le Président a ouvert un autre front.
En exigeant la présence tambour battant de jurés populaires dans les tribunaux correctionnels, et aussi en associant des citoyens aux décisions des juges d’application des peines.
Ceux-ci, comme chacun sait, n’ont d’autre but que de remettre au plus vite en liberté les criminels qui s’empressent aussitôt d’aller commettre de nouveaux forfaits. La preuve en a été donnée dernièrement par quelques faits divers qui ont provoqué à chaud l’indignation du chef de l’Etat et son désir de légiférer dans les plus brefs délais.
Deux Français sur trois favorables aux nouvelles mesures
Une fois n’est pas coutume, les sondages lui sont favorables : deux Français sur trois (toutes tendances politiques confondues) approuvent les mesures proposées par le chef de l’Etat.
Le premier réflexe est de penser que la présence de jurys populaires devrait accroître la sévérité des peines, ce que sous-tendent les propos du chef de l’Etat, tenant d’une « justice d’émotion ». On aurait pourtant tort de se fier à ses premières impressions.
Evelyne Sire-Marin, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature et vice-présidente de la XVe chambre correctionnelle de Paris, a souvent siégé avec des jurés d’assises. « J’ai toujours été surprise, dit-elle, de voir des partisans du tout-répressif, voire de la peine de mort, se montrer finalement sous un tout autre jour. Et c’est normal. Aux assises, il ne s’agit plus d’asséner des vérités toutes faites : les jurés se trouvent en face d’individus incarnés, aux prises avec des parcours chaotiques auxquels ils sont sensibles. De plus, la condamnation est de leur responsabilité et les verdicts sont souvent en deçà des réquisitions du ministère public. »
« Un exemple, poursuit-elle. L’affaire très récente de la joggeuse (celle-la même qui avait fait réagir Nicolas Sarkozy) retrouvée violée et assassiné par un récidiviste qui venait d’être libéré. Celui-ci avait été condamné par les jurés d’assises à dix ans de réclusion, alors que la peine prévue était de vingt ans ! »
Ce n’est pas tant la mise en place de jurés et la crainte d’une justice plus populiste que populaire qui exaspère les magistrats, que l’incohérence des pouvoirs publics et leur total irréalisme budgétaire.
Peu avant son départ, Michèle Alliot-Marie songeait, pour des raisons d’économie, à supprimer les jurés d’assises en première instance, pour ne les conserver qu’en appel.
Des jurés pour certaines affaires, selon quels critères ?
Quelques semaines plus tard, les voilà qui font leur réapparition en masse en correctionnelle ! Et les chiffres sont très différents. Chaque année, on traite quelque 3 800 cas aux assises, mais 580 000 en correctionnelle… Certes, il ne s’agit pas de solliciter des jurés pour toutes les affaires, et certainement pas au nombre de neuf comme aux assises, mais seulement, dit-on, pour les cas plus graves. Quels sont les critères pour définir la gravité des délits ? Mystère.
Difficile, si l’on s’adresse au ministère de la Justice, d’en savoir beaucoup plus sur les modalités d’application d’un projet qui devrait cependant voir le jour, comme l’a annoncé Michel Mercier, le nouveau garde des Sceaux, dès le début 2011.
Il va falloir faire vite, d’autant que, commente fort prudemment Bruno Badré, le nouveau porte-parole du ministère, « nous sommes encore dans une phase de réflexion et de concertation ».
La présence des citoyens dans la justice n’est pas nouvelle ; ils existent depuis belle lurette aux prud’hommes et dans les tribunaux chargé de traiter les litiges ruraux. Depuis 2002 (loi Perben) on a mis en place un réseau de « juges de proximité » (souvent des retraités ayant une formation en droit) pour régler des conflits mineurs, tels ceux de voisinage.
Enfin, les tribunaux pour enfants sont composés d’un magistrat professionnel et de deux assesseurs, issus d’associations de réinsertion ou d’aide à l’enfance.
Personne ne se plaint de ces instances paritaires, si ce n’est qu’elles doivent faire face à un criant manque de moyens. « Les juges de proximité ne sont plus payés, constate Evelyne Sire-Marin. Par ailleurs, sur une population de 8 000 magistrats, 150 partent à la retraite cette année, et seuls 80 seront remplacés, ce qui ne va pas arranger l’engorgement des tribunaux. Et le nombre de prévenus qui restent en prison préventive pour des délits mineurs, faute de pouvoir être jugés. »
« De plus, ajoute-t-elle, on ne peut pas leur donner de dossier à préparer. Dans une audience de correctionnelle, on traite en moyenne 20 affaires. Avec des jurés, on pourra au maximum en traiter cinq… Et comment va-t-on défrayer les jurés ? A titre d’exemple, un juré d’assises est indemnisé à hauteur de 150 euros par jour. Notre justice est en pleine déshérence, en manque de personnel, de matériel. Selon le classement du Conseil de l’Europe, la France pointe au 35e rang sur 43, juste derrière l’Arménie et l’Azerbaïdjan. »
Ce sentiment de délabrement est partagé par la grande majorité des magistrats, pas seulement ceux classés à gauche. Philippe Bilger, un avocat général qui ne passe pas pour un révolutionnaire, tient sensiblement, avec d’autres mots, le même discours sur son blog.
« Le risque de réinsertions gâchées par un jury trop prudent est grand »
Même son de cloche pour le projet concernant la mise sous tutelle « citoyenne » du juge de l’application des peines. Un autre blog, très lu au Palais et signé sous le pseudo de maître Eolas, définit avec concision les enjeux.
« Les praticiens de la matière savent que l’aménagement des peines, et notamment la libération conditionnelle, préparée et encadrée, est le meilleur moyen de lutter contre la récidive (…) et qu’il y a pour chaque condamné un moment optimal où il est prêt pour se réinsérer. Le rater en refusant une mesure adaptée peut tout gâcher, car la détention sera dès lors vécue comme injuste et disproportionnée. Or une société injuste ne donne pas envie de s’y insérer. Faire comprendre cela à un jury et le convaincre que c’est maintenant qu’il faut tenter le coup suppose de lui transmettre une expérience qu’il n’a pas. Le risque de réinsertions gâchées par un jury trop prudent est grand, avec comme conséquence une forte augmentation de la récidive, ce qui n’est pas l’effet recherché. »
Les statistiques sont implacables : on compte 11 % de récidive après une libération anticipée. Ce taux monte à 60 % pour les détenus qui ont effectué la totalité de leur peine.
S’il veut persister dans son dur désir de durer, Nicolas Sarkozy aurait beau jeu de méditer sur la mésaventure survenue au John Austin cité plus haut, lors d’une de ses ultimes conférences sur le langage à Oxford.
Si, affirmait-il, deux négations successives peuvent signifier une affirmation, jamais, en aucun cas, deux affirmations ne peuvent signifier une négation. Approbation dans l’assistance, à l’exception d’une petite voix au fond de la salle qui fit ainsi part de ses doutes : « Ouais… ouais… »
Alain Dreyfus
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