Pouces verts et conscience planétaire aiguisée, une nouvelle génération de chef.fe.s cultive et cuisine ses propres produits. Rencontres avec celles et ceux qui, contraint.e.s par les rythmes naturels, en profitent pour explorer de nouvelles saveurs.
A moins d’être leur bucolique voisin.e, il faut donner de son temps pour aller jusqu’à Aponem, le restaurant qu’Amélie Darvas (la cheffe de 29 ans) et Gaby Benicio (son associée et sommelière qui supervise la salle) ont ouvert à Vailhan, à une bonne heure de route de Montpellier.
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Cultiver son jardin
La salle d’une vingtaine de couverts est suspendue au panorama du village, collines verdoyantes et plan d’eau d’un barrage. Aux premières bouchées, c’est comme si le paysage débordait dans l’assiette.
D’ailleurs, il déborde : à l’image de plus en plus de cuisinie.è.r.e.s de sa génération, la surdouée formée au Bristol à Paris et étoilée dès le Haï Kaï (son ancienne adresse parisienne) a trouvé vital de cultiver son jardin pour en utiliser la production dans ses plats. Une question d’indépendance, de responsabilité et de désir.
“A Paris, on a tout ce qu’on veut en un coup de fil, ça facilite les caprices. Ici, j’apprends l’humilité, la contemplation, la patience” – Amélie Darvas
“En partant de Paris, le rêve absolu était d’avoir un potager avec notre resto à côté, explique Amélie Darvas. Très vite, nous avons trouvé un terrain à proximité pour les aromates puis rencontré Benoit, maraîcher bio dont le terrain se trouve à Nézignan-l’Evêque. Nous lui avons proposé d’acheter l’exclusivité de sa production. Depuis, nous travaillons avec lui au quotidien. C’est un luxe de pouvoir planter et cultiver ses propres légumes. A Paris, on a tout ce qu’on veut en un coup de fil, ça facilite les caprices. Ici, j’apprends l’humilité, la contemplation, la patience. »
Autour du respect des produits naturels
L’été, courgettes, aubergines et tomates sortent des allées punk – car non traitées – du maraîcher qui suit les visions de la cheffe jusqu’aux limites de la nature. “Je lui demande de garder les fleurs qui montent dans les brocolis, raconte-t-elle, les petites pousses de moutardes qui pointent sauvagement autour des légumes…”
Cela donne des explosions comme ce plat de tomates en multiples façons : rôties, crues, en bonbon, aux graines de sésame et en eau (donc centrifugées) avec de la cannelle, que la cheffe accompagnait récemment de mûres sauvages repérées en promenade.
“J’ai pris les branches et je me suis dit que le client allait faire sa cueillette lui-même. Je les sers avec des amandes fraîches. » La cuisine d’Amélie Darvas s’est resserrée autour du respect des produits naturels. « Je gâche beaucoup moins. Quand on voit les légumes pousser, tout est différent. Une émotion a déjà lieu avant de cuisiner.”
Envisager une temporalité différente
Réapprendre des gestes, envisager une temporalité différente, ralentir : le fantasme est très contemporain même s’il n’est pas neuf. Les chef.fe.s attiré.es par l’agriculture y trouvent une manière de penser et d’électriser leur cuisine depuis des décennies, comme Alice Waters à Berkeley en Californie et Michel Bras à Laguiole en Aveyron.
Tourné vers le végétal, Alain Passard dispose de ses propres potagers qui lui permettent de fournir son restaurant l’Arpège, en inspirant d’autres comme Bertrand Grébaut (Septime) qui a commencé à mettre les mains dans la terre avec D’une île, son restaurant-chambres d’hôtes du Perche.
Un beau livre intitulé Jardins de chefs vient d’être édité par Phaidon, regroupant des exemples du monde entier avec la punchline suivante : “Histoires et recettes, de la graine à l’assiette”.
Les pieds dans la glaise et les doigts dans une courge
Sur Instagram, les cuisiniers de 2019 s’affichent les pieds dans la glaise et les doigts dans une courge old school. Loin des fourneaux, le chef pop-star a été remplacé par le chef jardinier romantique. C’est ainsi que nous avons repéré l’excitant projet de James Henry et Shaun Kelly, deux Australiens révélés dans l’antre de la cuisine cool Au passage (Paris XIe) et installés à Saint-Vrain dans l’Essonne, où ils ouvriront l’été prochain leur restaurant ultra-fermier après des années de préparation.
“Il y a une envie puissante autour de la permaculture dans notre génération” – James Henry
“On a pensé au jardin avant d’imaginer le restaurant, lance James Henry. On a travaillé la terre longtemps, à la main. Une part de notre désir était d’être loin de la ville et de faire pousser des légumes goûteux dans des conditions optimales. Il y a une envie puissante autour de la permaculture dans notre génération. C’est une belle idée qui peut libérer notre cuisine.”
Le sens revient toujours quand on creuse
Leur potager de la Ferme du Doyenné atteint aujourd’hui quatre hectares avec une centaine d’arbres fruitiers et dix parcelles… Néophytes, les deux compères ont obtenu des semences bio de Laurent Cazottes mais aussi à l’étranger, avant de se plonger dans les livres, comme le Manuel pratique de la culture maraîchère à Paris, dont la première édition date de 1845 !
“Nous nous sommes rendu compte que des spécialistes actuels comme Eliot Coleman, Jean-Martin Fortier font référence aux maraîchers parisiens de la fin du XIXe siècle, par rapport à leur usage de fertilisants naturels et à la diversité des cultures…”
Le sens revient toujours quand on creuse. A Saint-Vrain, le jardin regorge de coings, de nombreuses variétés de cerises, pommes, poires, abricots, tomates, betteraves, fleurs sauvages, etc.
“En tant que chef, je n’avais jamais compris à quel point c’est dur de cultiver un poireau” – James Henry
Quand on lui demande ce qui changera dans sa cuisine lorsqu’il ouvrira le restaurant dans l’ancienne grange du domaine, James Henry a cette réponse : “Ma cuisine a déjà changé. En tant que chef, je n’avais jamais compris à quel point c’est dur de cultiver un poireau. La façon dont je les regarde s’est transformée à jamais.”
A lire Jardins de chefs (Phaidon)
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