Journaliste freelance mauritanien, spécialiste des groupes jihadistes d’Afrique du Nord et de l’Ouest, Lemine Ould M. Salem évoque les racines et l’avenir des terroristes de Boko Haram.
De conquêtes de villages en rafles de collégiennes, Boko Haram s’est taillé une réputation sanglante : celle d’un Etat islamique africain. Dans le nord-est du Nigeria, le 22 février, une fillette de 7 ans s’est fait exploser dans un marché. Au moins sept personnes ont péri. Boko Haram a plusieurs fois utilisé femmes et enfants pour commettre des attentats-suicides. Le même jour, le président nigérian Goodluck Jonathan a admis avoir dans un premier temps sous-estimé Boko Haram.
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Depuis 2009, ses forces ont échoué à endiguer l’expansion du groupe terroriste, même s’il a annoncé le 21 février avoir repris la ville de Baga dans le nord-est du pays, tombée début janvier. Depuis six ans, l’insurrection du groupe islamiste et sa répression par les forces nigérianes ont fait plus de 13 000 morts et 1,5 million de déplacés au Nigeria. Les projecteurs ont beau être braqués sur lui, le “succès” de ce groupe reste très mystérieux. Petite leçon de stratégie avec le journaliste Lemine Ould M. Salem.
L’armée nigériane vient de reprendre la ville de Baga à Boko Haram. Début janvier, le groupe terroriste y a commis un massacre. Que s’est-il passé ?
Lemine Ould M. Salem – Boko Haram avait conquis la ville. Difficile de connaître le nombre de victimes, l’armée nigériane parle de 150 personnes mais une ONG avance le chiffre de 2 000. En tout cas, plus de 11 000 habitants se sont réfugiés au Tchad et les survivants sont sous le choc. Baga était une ville gérée par des marabouts soufis, une ville peuplée de musulmans. Mais Boko Haram déteste les marabouts : il les accuse d’être de mauvais musulmans et même pour certains des mécréants qui pratiquent le culte des saints et profitent de leur position pour exploiter la population. Ces jihadistes appliquent donc le takfirisme (une forme d’excommunication – ndlr) rendant le meurtre de ces “mécréants” légitime.
Quels sont les plans de Boko Haram ?
J’entends souvent que leur but est de faire appliquer la charia mais elle est déjà en vigueur depuis plus de dix ans dans l’Etat de Borno, où se trouve Baga. Toute la région est dominée par des courants religieux. La rébellion du Darfour l’était déjà. Il ne s’agit donc pas d’islamiser, il s’agit de disputer aux gouvernements de la région leur légitimité à régner sur ces populations musulmanes. Abubakar Shekau, le chef, veut conquérir des villes et étendre son territoire pour y installer un Etat islamique à cheval entre le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun. C’est une lutte de pouvoir.
Peut-on les stopper militairement ?
Les interventions militaires peuvent le ralentir mais ne feront pas disparaître Boko Haram ou son idéologie. Le groupe recrute tous les jours dans les rangs de la jeunesse nigériane, parmi les laissés-pour-compte de la démocratie. Au nord du Nigeria, un enfant sur dix quitte l’école avant la dernière année parce que les diplômes sont inutiles. Pour eux, l’islamisme est la seule perspective politique qui leur laisse une chance. Vous n’imaginez pas le nombre de CD de prêche, de bouquins et autres biens culturels islamiques qui s’écoulent chaque année dans les pays de la région.
C’est donc la pauvreté qui explique le succès des jihadistes en Afrique ?
La pauvreté, l’injustice et la corruption des gouvernements. On médiatise beaucoup les rapts et les attaques de Boko Haram, mais on oublie qu’ils n’ont pas le monopole de la violence. Les populations des pays de la région sont régulièrement humiliées, se prennent des claques des policiers et se font parfois massacrer. De plus, les jihadistes s’appliquent à eux-mêmes les lois qu’ils imposent aux autres : dans des pays où les gouvernants s’affranchissent souvent des règles qu’ils dictent, ça les crédibilise.
Ils enlèvent des filles parce qu’elles étudient, ont une vision très traditionnelle de la société, rêvent d’un “retour aux sources” de l’islam. Pourquoi détestent-ils à ce point la modernité ?
Littéralement, “Boko Haram” (qui est en fait un surnom) signifie que les livres, “books”, et par extension l’éducation “occidentale”, sont “haram”, qu’il faut les interdire. Leur idéologie est fondée sur une défiance absolue envers tout ce qui est moderne, parce que c’est tout ce que les Occidentaux se sont vantés d’apporter en Afrique. Ce rejet épidermique est fondé sur la longue liste d’erreurs et de fautes des responsables occidentaux. Les livres sont “haram”, mais les vaccins aussi : au Nigeria, un enfant sur cent est vacciné. Ça vous semble rétrograde ? Rappelez-vous l’épidémie de méningite qui a frappé le pays en 1996 : à l’époque, Pfizer, le géant pharmaceutique, a gentiment proposé de soigner gratuitement deux cents enfants. En réalité, ils se sont servis de ces gamins comme de cobayes pour tester le Trovan, un médicament qui n’avait pas reçu d’autorisation…
Y a-t-il un risque de voir fusionner Boko Haram avec Aqmi ou d’autres ?
Il y a déjà des liens entre Boko Haram et l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, ex-émir d’Aqmi, ancien allié du Mujao, aujourd’hui l’un des chefs de la nouvelle organisation Al-Mourabitoune – qui se revendique d’Al-Qaeda. Des membres de Boko Haram ont fait des stages chez Belmokhtar, qui a également des liens avec les Libyens. Leurs zones d’influence sont différentes mais à terme, ils pourraient s’allier et constituer une choura à la tête de laquelle ils placeraient Belmokhtar, tandis que Shekau serait l’émir dans le nord du Nigeria et sa région, par exemple
La région regorge de groupes jihadistes, alors pourquoi est-ce l’Etat islamique qui progresse en ce moment de façon fulgurante en Libye ?
Leur mode de conquête rapide attire de plus en plus de jihadistes et leur propagande sur internet séduit les jeunes – d’autant qu’Al-Qaeda ne fait pas grand-chose en ce moment. Pour l’EI, il s’agit d’abord d’étendre son territoire au Maghreb et en Afrique de l’Ouest : un de leurs groupes touaregs de Libye a diffusé, il y a trois semaines, une vidéo appelant les jihadistes du nord du Mali (le Mujao et Al-Mourabitoune) à prêter allégeance à Al-Baghdadi, le chef de l’EI. Mais en s’implantant en Libye, ils s’ouvrent aussi une passerelle vers l’Europe. Le scénario décrit dans une note publiée par le Daily Telegraph est plausible : l’EI peut envoyer ses soldats se faire passer pour des migrants pour atteindre l’Europe, s’y installer, et se préparer à passer à l’action dès qu’ils en recevront l’ordre.
La France est-elle menacée d’attentats par ces groupes ?
Elle fait déjà partie des cibles prioritaires de l’EI. Les autres groupes jihadistes de la région ne disposent probablement pas encore d’hommes en France car ils sont difficiles d’accès pour les jeunes Français. Géographiquement d’abord : le groupe le plus proche se trouve en Algérie mais se cache dans les montagnes et se méfie des recrues car ils ont peur d’être infiltrés par les services de renseignement. Et puis Aqmi ou le Mujao sont arabophones ; la filière qui recrute les Français pour partir en Syrie et en Irak, elle, est francophone puisqu’elle est en majorité tunisienne.Mais dans le discours de tous ces groupes, l’ennemi numéro 1, c’est la France, l’ex-puissance coloniale. Et depuis le temps que Shekau promet à François Hollande des représailles, il serait étonnant que les jihadistes ne s’en prennent pas au moins aux intérêts français dans la région : à Abidjan, à Conakry, à Dakar, ou même aux installations de Total dans le sud du Nigeria.
Propos recueillis par Marie-Lys Lubrano
Le Ben Laden du Sahara, de Lemine Ould M. Salem, éd. La Martinière, 208 p., 19 €
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