Dans “Dieu est Amour” (éd Flammarion), les journalistes Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor racontent l’infiltration de ce dernier au sein de groupes évangéliques et catholiques qui prétendent “guérir” l’homosexualité, en France. Ils reviennent pour les “Inrocks” sur cette enquête glaçante.
Pendant près de deux ans, Jean-Loup Adénor, journaliste pour France info, et Timothée de Rauglaudre, journaliste indépendant, ont enquêté sur les « thérapies de guérison » de l’homosexualité qui se développent en France. Si celles-ci viennent initialement des Etats-Unis – où elles sont connues sous le nom de « thérapies de conversion » – les deux auteurs ont découvert que certains groupes catholiques et évangéliques pratiquaient des sessions de ce type en France.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Le but de ces mouvements qui, comme le rappelle la quatrième de couverture, agissent “en toute liberté, parfois même avec la bénédiction des autorités religieuses” : recourir à la religion et à la “pseudo-psychologie” pour “‘restaurer’de jeunes hommes et femmes désorientés par leurs attirances homosexuelles, pour les ramener vers une ‘saine hétérosexualité’”. Le titre ironique de leur ouvrage, édité chez Flammarion : Dieu est amour.
Pour rendre compte de cette diabolisation de l’homosexualité pratiquée par ces groupes ultraconservateurs – laquelle a, comme le montre le livre, des conséquences psychologiques désastreuses sur les participant.e.s -, le binôme a décidé de créer le personnage de Guilem, un jeune homme qui “lutte contre son homosexualité”.
Pendant un an, Jean-Loup Adénor s’est ainsi infiltré sous cette identité dans des sessions de « guérison » organisées par l’association évangélique « Torrents de Vie » et l’association catholique « Courage », née en 2015. Les images tournées à cette occasion seront visibles dans un documentaire diffusé le 26 novembre prochain sur Arte, Homothérapies, conversion forcée (réalisé par Bernard Nicolas). Pour les Inrocks, Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor ont bien voulu revenir, le temps d’un thé, sur cette enquête glaçante.
Quel a été votre postulat de départ avec ce livre ?
Jean-Loup Adénor – Nous avions déjà pris acte de l’existence de ce phénomène aux Etats-Unis, et l’idée était d’essayer de découvrir si la même chose existait en France. On imaginait du coup que les participant.e.s étaient, comme de l’autre côté de l’Atlantique, soit des ados ou des jeunes adultes contraints par leurs parents, soit des personnes très croyantes et très conservatrices depuis toujours.
Mais au fil de notre enquête, on s’est finalement rendu compte que ce n’était pas le cas : si j’ai croisé des personnes catholiques et protestantes évangéliques qui étaient de cette confession avant d’intégrer ces groupes de « guérison », d’autres sont arrivées en religion en même temps qu’elles ont intégré ces groupes, ou après avoir considéré leur homosexualité comme un problème. Et puis, par ailleurs, un aspect fondamental de ce phénomène en France est que la plupart de ces participant.e.s sont volontaires.
Timothée de Rauglaudre – On a pu mesurer la différence avec les Etats-Unis. Le rapport à la religion dans les deux pays n’est pas le même : en France, on est dans un modèle anticlérical, laïc. Ces groupes ont donc compris très rapidement qu’ils ne pouvaient pas revendiquer leur véritable activité publiquement aussi facilement qu’aux Etats-Unis.
Mais après deux ans d’enquête, on sait à présent que non seulement ces groupes existent en France, mais qu’ils sont en train de se développer. C’est en 1995 que Torrents de vie – originaire des Etats-Unis – s’est implanté en France, dans l’église de Belleville, à Paris. Depuis, une quinzaine de groupes locaux ont été ouverts dans des villes françaises. Le groupe Courage, lui, s’est créé en 2015 dans le sillage de la Manif pour tous, et est à présent implanté dans trois diocèses. Le co-fondateur de Courage en France, Père Louis Marie Guitton, avait en effet des responsabilités dans la Manif pour tous.
>> A lire aussi : Les dates des prochaines mobilisations de La Manif pour tous suscitent l’indignation
La particularité française, que vous mettez en exergue dans votre enquête, est l’aspect psychologique de ces « thérapies »…
Jean-Loup Adénor – Je pense que ces groupes se sont adaptés au marché français, en proposant un accompagnement un peu « rationnel » aux gens. Le discours tenu lors de ces « thérapies » est “en voulant déconstruire vos problèmes vous allez réussir à guérir de votre homosexualité”. Ce que j’ai ressenti de façon très prégnante, notamment à Torrents de Vie, c’est que ce discours pseudo-psychologique est efficace. Evidemment, le discours religieux est au cœur de leur méthode, mais quand ils disent aux participant.e.s que leurs attirances homosexuelles sont dues à Satan, c’est certes puissant, mais beaucoup moins efficace qu’un discours psychologique, qui leur donne l’impression d’avoir une réponse pragmatique et concrète aux traumas qu’ils et elles ont vécu. Ceci dit, la psychologie qu’ils utilisent, c’est un peu du fard. Ils vont t’amener à parler de tes problèmes familiaux, etc., mais le fond de leur théorie est que Satan cause l’homosexualité.
Timothée de Rauglaudre – Les explications pseudo-psychologiques données par ces groupes reposent sur le modèle familial, la famille brisée, la masculinité et la féminité. Le matériel idéologique utilisé en France est le même que celui des Etats-Unis. Cela se passe comme chez les alcooliques anonymes ou d’autres fraternités : on évite de parler du « produit de l’addiction », parce qu’on a peur que cela réveille des désirs, etc. Là, c’est la même chose, sauf que l’homosexualité n’est pas une addiction. Et puis, tout leur discours autour de la bienveillance, de l’accueil, et de la compréhension va s’effondrer à partir du moment où est posée la possibilité d’être homosexuel, de vivre sa sexualité et son affectivité, et d’être heureux. Pour ces groupes, ce n’est pas une voie possible.
En quoi consistent ces séances de « guérison » ?
Jean-Loup Adénor – On encourage les hommes à rester sur le parcours de la chasteté et de l’abstinence sexuelle. A Courage, on faisait notamment beaucoup de prières collectives. Dans le cas de Torrents de vie, c’est plus compliqué, parce qu’il y est question de « restauration ». Ce groupe, créé à l’initiative du pasteur suisse Werner Loertsher, promet une « guérison » grâce au recours du Saint-Esprit, de la prière, et de théories pseudo-psychologiques.
J’ai notamment participé à un stage dit de « restauration » à Chalon-sur-Saône, où il y avait vraiment une ambiance de colonie de vacances. On nous a proposé des enseignements tels que « Facteur d’insécurité face à notre propre genre », « Limites transgressées, cœur envahi » ou encore « Restauration de l’honneur de la femme », dans lesquels nous étions amenés à faire beaucoup de confessions, accompagnées de prières. Le but de tout cela étant de nous expliquer les origines du « mal ».
Il y avait des moments vraiment choquants quand j’étais en infiltration lors de ces stages. Un jour par exemple, je me suis senti malade, et j’ai voulu quitter le réfectoire. J’ai alors croisé la femme du pasteur, avec qui j’ai pu discuter. Elle m’a attrapé et elle m’a dit : “Au nom de Jésus Christ, soit guéri, Guilem”. Les organisateurs de ces groupes sont dans une logique où ils pensent voir les résultats des prières instantanément.
Ces sessions provoquent-elles des dégâts psychologiques chez les participant.e.s ?
Timothée de Rauglaudre – On a pu avoir du recul avec les quelques personnes avec qui on a pu parler, et, ce que l’on a pu constater, c’est qu’il y a systématiquement un mal-être chez elles. Il y a des cas de dépressions, ou encore des tentatives de suicide. C’est un phénomène qui s’est implanté il y a trois décennies, dont on commence à peine à parler maintenant, et les seules histoires mises en avant par ces groupes ce sont les « success stories », avec des personnes disant être devenues hétérosexuelles ou abstinentes depuis dix ans.
Jean-Loup Adénor – Pour moi, le risque principal est que ces groupes commencent à se spécialiser sur les adolescents, sur les jeunes. Si c’est dangereux pour des adultes qui viendraient de leur plein gré pour régler leur problème avec leur sexualité, alors c’est pire pour des ados en construction.
La députée LREM Laurence Vanceunebrock-Mialon et le député LFI Bastien Lachaud planchent sur un texte afin de mettre fin aux « théories de conversion », et visent l’adoption d’une loi en 2020. Vous deux allez être auditionnés dans ce cadre à l’Assemblée Nationale, le 26 novembre. Où en est-on actuellement sur le plan juridique concernant cette problématique ?
Jean-Loup Adénor – L’idée est de leur apporter les éléments que l’on a réunis pendant l’enquête, de façon neutre. C’est très difficile en France de trouver des personnes qui ont étudié ces sujets-là. Si jamais on nous demande notre avis, on dira que l’on est plutôt opposé à la dissolution de ces groupes. C’est très compliqué à faire sur le plan administratif et juridique et, sur le plan pratique, pour pouvoir travailler dessus, on a besoin qu’ils aient une existence juridique : cela nous permet de retrouver une trace.
Il y a aussi la question du martyre qui est fondamentale. Il ne faut pas donner à ces groupes-là des armes pour se poser en martyrs. C’est une minorité bruyante qui a l’habitude d’être pointée du doigt et qualifiée d’homophobe. Ce sont des gens qui ont l’habitude de se victimiser, donc, de notre côté, on pense que leur dissolution est une mauvaise solution. A la place, il faudrait réussir à travailler sur les victimes, et leur donner la possibilité d’être reconnues comme telles, afin de pouvoir porter plainte mais aussi d’être accueillies par un médecin et un psychologue.
Timothée de Rauglaudre – Il faut qu’il y ait une prise de conscience du phénomène et une réflexion à ce sujet dans les institutions religieuses. Il y a un flou juridique autour de la question, ce qui fait qu’il n’y a pas de plainte enregistrée, à notre connaissance.
Certains vont dire que ce n’est pas nécessaire de créer une nouvelle infraction dans le code pénal car il existe déjà l’abus de faiblesse et l’exercice illégal de la médecine. Mais qui va se reconnaître victime d’abus de faiblesse ou exercice illégal de la médecine ? Le problème étant que les participant.e.s intègrent ces sessions de leur plein gré : formellement, les organisateurs de ces groupes n’ont rien à se reprocher, ils ont respecté le consentement des personnes. De notre côté, nous sommes favorables à la création d’une qualification pénale de ces pratiques, qui permettrait de passer de la reconnaissance personnelle, en tant que victime, à la reconnaissance juridique, et à la possibilité de demander réparation.
Propos recueillis par Soukaïna Skalli
Dieu est amour – Infiltrés parmi ceux qui veulent “guérir” les homosexuels, de Jean-Loup Adénoré et Timothée de Rauglaudre, éd Flammarion, 304 p., 19,90 €
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}