La sorcière est devenue un symbole d’empowerment. Une vague de mysticisme gagne les millennials et la mode s’en est emparée. Rencontre à Berlin avec AA Bronson, l’artiviste queer gourou de ce courant.
En janvier, des sorcières de couleur du monde entier se réunissaient à Washington DC. pour dire leur ras-le-bol de la politique stigmatisante de Donald Trump. Il était temps de prendre les choses en main. D’inverser le cours des choses ou, du moins, frapper fort là où ça fait mal : l’image et les médias.
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Puissante, autonome et vénéneuse, la sorcière est de retour, et elle est bien partie pour rester. Pas besoin d’avoir lu le classique Caliban et la sorcière de Silvia Federici pour s’en rendre compte, car les signes sont déjà partout dans la pop culture.
Occultisme et spiritualité alternative
La sorcière a toujours été perçue comme une menace pour la société patriarcale dominante. Auparavant pourchassée, elle est désormais un symbole d’empowerment féministe. En cela, elle est la pointe la plus médiatique, la plus ouvertement politique aussi, de la vague d’occultisme et de spiritualité alternative qui se répand chez les millennials.
Toujours prompte à saisir l’air du temps, la mode s’en est fait l’écho, envoyant des armées de néogoths en longues capes et collerettes victoriennes prendre les catwalks puis la rue.
Et l’art contemporain n’est pas en reste. En France, de jeunes artistes tirent les cartes (Extralucide, le duo d’Emile Degorce Dumais et Hélène Garcias vu au Palais de Tokyo), la curatrice Anna Colin publie Sorcières – Pourchassées, assumées, puissantes, queer tandis que Meris Angioletti mêle cinéma expérimental et croyances ésotériques.
Tactiques de résistance
Le moment que nous traversons en rappelle furieusement un autre : comme un flash-back des années Reagan, période de durcissement idéologique qui provoqua des tactiques de résistance comparables. C’est à cette période, au plus sombre de la fin des années 1980, que l’immense artiste et activiste AA Bronson s’immerge pour de bon dans les rituels chamaniques.
Lors d’ateliers en Californie, il s’initie à des pratiques de guérisseur. A l’époque, il y a urgence : “Autour de moi, tout le monde avait le sida. L’Etat les laissait mourir dans des conditions déplorables. Je voulais faire quelque chose, les assister autrement”, se souvient-il.
La rencontre a lieu à Berlin, sous une tente. AA Bronson, 71 ans, est alangui en caftan rayé rouge et blanc sur un divan. A ses pieds, son assistant nu comme un ver nous propose un thé à la menthe. L’air est lourd des feuilles de sauge qui se consument dans un coin, et le sol jonché de talismans.
Sessions thérapeutiques
Réalisée avec l’artiste textile Travis Meinolf, la tente en patchwork a été plantée dans l’espace central du KW, le principal centre d’art berlinois. Cinq jours durant, AA Bronson y reçoit pour des sessions de thérapie de vingt minutes, pour lesquelles les intéressés sont priés d’apporter un objet symbolique dont ils ont du mal à se défaire.
AA Bronson est un gourou. Pas besoin de mettre des connotations spirituelles derrière le mot pour l’affirmer : icône pour la communauté queer autant que pour l’histoire de l’art, il attire et rassemble les générations comme peu d’artistes.
De 1967 à 1994, le Canadien est actif au sein du collectif General Idea, qu’il cofonde aux côtés de Felix Partz et Jorge Zontal. Emergeant en plein pop art, leur travail se réapproprie les canaux de la communication de masse qu’ils mâtinent des codes du luxe.
Visibilité de la communauté gay
Très vite, les années sida les rattrapent. Leurs stratégies visuelles ultra-efficaces seront dès lors mises au service d’une seule cause, impérieuse : rendre visible la communauté gay, ses souffrances mais aussi l’alternative joyeuse au conservatisme ambiant qu’elle continue à exprimer.
Ainsi, l’iconique logo “AIDS” traité en lettres colorées, détournement du LOVE de Robert Indiana, c’était eux. En 1994, les deux autres membres succombent au sida et AA Bronson entamera dès lors une production solo.
C’est elle que l’on découvrait doublement mise à l’honneur à Berlin avec, en parallèle à ses sessions de rituels au KW, une vaste rétrospective à la galerie Esther Schipper, présentant pour la première fois ensemble les œuvres de General Idea et d’AA Bronson ensemble.
Guérisseur et chaman
Aujourd’hui, AA Bronson habite à Berlin et son identité de guérisseur et de chaman est entièrement intégrée à sa pratique artistique : “Je m’entoure essentiellement de gens plus jeunes que moi, qui ont la trentaine ou parfois moins, et c’est manifeste : pour eux, la spiritualité est devenue quelque chose de naturel.”
S’il a toujours été très sollicité par le monde de l’art, notamment par son implication dans la scène d’édition alternative (il a dirigé la foire de livres d’artiste Printed Matter puis fondé la NY Art Book Fair), c’est à présent aussi ce versant de sa pratique que l’on s’arrache.
Nouvel activisme
Au cours des dernières années, AA Bronson a planté sa table de massage ou sa tente en patchwork aussi bien au Stedelijk Museum à Amsterdam qu’à la Biennale de Gwangju en Corée.
Décrivant ses sessions comme “un hybride entre la thérapie de groupe, la cérémonie de magie et la masturbation collective”, les thèmes les plus brûlants du moment y sont exprimés : l’affect, l’écologie, le sens communautaire et la quête d’une alternative à un monde qui déraille.
AA Bronson l’affirme avec force : la sorcellerie est en train de devenir une forme d’activisme aussi puissante que l’a été la contre-culture queer au tournant des années 1990. Surtout, elle ne rime pas avec repli communautaire mais cultive dans l’ombre les alternatives sociopolitiques de demain.
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