Ce 8 mars était le troisième vendredi de protestation contre le cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika en Algérie, mais aussi la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Reportage à Béjaïa (Kabylie), ville historiquement à la pointe des mobilisations, avec un collectif de femmes.
“Ni fleur, ni cadeau: on veut le départ de Boutef”. A Béjaïa, dans le cortège de femmes, bien organisées derrière des banderoles, l’heure est plutôt à la petite blague. Deux amies osent même un “c’est pas la femme qui marche derrière l’homme, c’est l’homme qui marche derrière la femme”. Dans leur dos, un homme, justement, acquisce en souriant. A Béjaïa, à 220 km à l’est d’Alger, la foule était si dense ce 8 mars, pour le troisième vendredi consécutif, que l’on faisait quasiment du sur place. Impossible de se rendre compte du nombre de manifestants, probablement des dizaines de milliers – il n’y aura pas de chiffres officiels. La foule reprenait les mots d’ordre entendus dans les rues d’Alger et d’ailleurs dans le pays, affirmant son refus du “système”, incarné par Abdelaziz Bouteflika, président depuis 1999, gravement malade et dont la candidature a été officiellement déposée dimanche dernier.
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“En tant que femmes, nous sommes opprimées deux fois plus par ce système, dans la vie sociale ou dans le monde du travail”, nous explique Wissem, fondatrice du “Collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa”. Le communiqué de l’organisation, née il y a un peu plus d’un an, invitait les femmes “à s’organiser et à rejoindre les rangs de la mobilisation populaire pour répandre [leur] cri de colère”. Louisa, la vingtaine, a marché les “deux premiers vendredis”, mais pour elle c’est évident, ce 8 mars, “il y a beaucoup plus de femmes, tout le monde a osé sortir”. C’est le cas pour Razika, 67 ans. Elle est venue avec son mari et l’a laissé pour rejoindre le cortège des femmes. “Je le retrouverai plus tard”, dit-elle. Selon elle, la femme algérienne est surtout opprimée par le gouvernement, qui ne reconnait pas par exemple le statut de femme au foyer, comme c’est son cas. Elle est contente de la marche, surtout qu’il y a “beaucoup de femmes âgées”: “c’est souvent les jeunes, les étudiantes qui se mobilisent ici, quand il y a des marches par exemple pour la cause amazigh [minorité berbère, NDLR], là c’est bien qu’il y ait toutes les générations de femmes”.
“On a encore du travail”
Wissem, du collectif, a 26 ans. Pour elle, qui est aussi militante au PST, le parti socialiste des travailleurs, proche idéologiquement du NPA français, ce mouvement est historique, et encore plus la participation des femmes. “Il n’y en a pas eu autant dans les rues depuis 1989”, date du dernier grand mouvement féministe en Algérie. Houria était de cette génération. “C’est vrai que je suis une ancienne”, concède-t-elle en souriant. “L’évolution est très lente pour le féminisme, on a eu quelques avancées mais les mentalités sont dures à changer”.
Cette militante aguerrie a connu la “décennie noire”, celle des années 90, mais n’a pas peur d’un “retour” et prévient, en parlant des islamistes: “Cette fois, on ne leur cédera pas la rue; d’ailleurs, on ne les entends pas aujourd’hui”. Avec son amie Wahiba, chaque 8 mars, elles revendiquent une chose: l’abrogation du code de la famille, instauré en 1984, et amendé en 2005 mais qui maintient toujours la femme dans une position de mineure à vie. Entre autres, une femme hérite moitié moins que son frère, et a besoin d’un tuteur, de son choix, pour se marier. De son côté, Wissem évoque la précarité des femmes. Légalement, l’égalité des salaires est proclamée mais ce sont elles, comme ailleurs, qui occupent les postes les précaires. Lors de la marche, certains mots d’ordre, comme “patriarcat” ou “sexisme”, ne passent pas forcément, souvent par incompréhension. “On a encore du travail” dira la jeune femme à la fin de la marche.
“Il faudra encore plus compter sur nous”
Houria, Wahiba, Wissem, toutes invoquent l’héritage de Nabila Djahnine, architecte originaire de Bougie, l’autre nom de Béjaïa. Nabila Djahnine est connue pour son engagement militant féministe, elle était présidente de l’association “Tighri n’Tmettut” (“Cri de la femme”) et fut assassinée à 30 ans, en 1995 par des islamistes. Dans le cortège, beaucoup, hommes ou femmes, brandissent son portrait. Une figure locale dans cette région fortement marquée par les luttes et la répression. Ce n’est pas un hasard si ce cortège de femmes est si important dans cette ville précisement. Toutes les personnes rencontrées soulignent aisément le caractère “à part” de la Kabylie, région qui a vu naître beaucoup de mouvements sociaux.
Le 22 février, certains disent même qu’il y avait plus de monde dans les rues ici qu’à Alger. Difficile de vérifier, mais en tout cas, aucun policier à l’horizon. “Il n’y a pas de police ni de répression ici, avant le 22, c’était la seule ville au niveau national où l’on pouvait faire des marches tranquillement, beaucoup de marches nationales ont d’ailleurs eu lieu ici”, détaille Massi, membre d’une association étudiante d’extrême gauche, Savoir +. Manifestations et rassemblements sont en effet officiellement interdits à Alger depuis 2001, suite à un mouvement venu de Kabylie et fortement reprimé. Et pour les femmes aussi, la région n’est pas à l’image de tout le pays. Amira vient de Constantine, ici elle se sent “plus libre”, elle a d’ailleurs choisi de faire ses études ici pour cette raison. “Une question de mentalités”, selon elle. A Bejaïa ce vendredi, des chants, des drapeaux ou des tenues kabyles se sont rajoutés aux plus nationaux “système dégage”, “libérez l’Algérie” ou encore “pacifisme, pacifisme”. Vers 18h, les manifestants se dispersent. Sourire aux lèvres et voix éraillée, une femme rigole : “Il faudra compter encore plus sur nous maintenant”.
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