Dans les années 1980, Dorah, jeune banlieusarde de 16 ans arrive à Paris sans le sous, cherche un emploi et finit par côtoyer le gratin de l’art et de la mode au célèbre Palace. Un témoignage drôle et poignant de ces années, marquées par de folles fêtes mais également par le drame du SIDA.
Dorah évolue dans une ample combinaison noire au milieu d’un bric-à-brac insensé de classeurs, fauteuils de coiffure, tableaux, armoire Office Dépôt. L’espace et l’évidence nous tombent dessus : le lieu, c’est elle. Artiste, coiffeuse, photographe, danseuse, elle habite cette pièce absurde avec décontraction. Fille des années 1980, c’est justement sur ce naturel-supernaturel que nous l’interviewons aujourd’hui.
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Du McDo au Palace
Au milieu des eighties, Dorah, jeune étudiante en com’, se cherche un petit job. Elle se voit refuser un poste de serveuse au McDo et toque au salon de Jamal, un Américain qui coiffe tout le gratin des fashion weeks. Camerounaise d’origine, elle sait tresser. Elle se forge un œil à la mode en joignant ciseaux et appareil photo. Elle est la première à faire des tresses à Nina Hagen, qui s’exclamera : « Enfin, on propose quelque chose de différent ! » Dorah plonge la tête la première dans ce bouillon de danse, de fête, de travail, qui se fondent les uns dans les autres, comme les corps, les substances et les influences.
Un soir, elle sort avec les meneuses. Du café Costes elles traversent le quartier de l’Horloge, « génial malgré les coups de feu », puis la rue Montmartre. Aller aux Bains-Douches ? Bof : « Le côté danse et arts vivants n’y existait pas. Leur piscine, c’était plus micheton ». Dorah se retrouve avant l’âge légal devant le Palace, habillée de fripes chinées à Montreuil, et tombe nez à nez avec Azzedine Alaïa. Une scène banale. Les physio les voient de loin : « Vous, vous êtes lookées. Allez-y ».
Cette première, c’est un baptême. Dorah entre en guenilles dans un monde où l’argent et la créativité coulent à flots, et où la mode est religion. Elle coiffe à l’époque des figures comme Nina Hagen, Naomi Campbell ou encore Lenny Kravitz.
« L’art et la musique et la danse en même temps »
Fête, mode, et travail étaient alors totalement imbriqués. « On travaillait tout le temps, et la récompense, c’était la fête. On était nombreux à ne pas avoir de famille, donc on la refaisait là. Un oncle te faisait rentrer partout, et toi tu travaillais… Puis il y avait des choses qui devaient rester à l’intérieur. Tu ne trahissais pas. » On n’en saura pas plus, même 40 ans plus tard.
Dorah a même à cette époque la chance de descendre au Privilège, la boîte dans la boîte du Palace, où il y a une seconde sélection à passer. C’est là que la flamboyance trouve son comble. Les boas sont parfois en plumes, parfois vivants. Et les plumes parfois sur les boas, parfois dans des endroits plus délicats. Elle apprend que le coiffeur est le rôle le plus stratégique car tout, vraiment tout passe par lui. « Au studio 54 comme à Paris, le coiffeur avait les clés de la came ! » Il créait les looks, mettait en beauté ce petit monde, et profitait de son accès backstage pour le fournir en substances plus ou moins licites.
Dorah croise Mugler, « danseur lui aussi ». Elle lui propose ses services. Il lui demande où elle a fait sa culture mode : « Les magazines ». Le monde est alors une rotative. Magazines, flyers, cartons, tout s’imprime. Les cheveux se sculptent, la musique se clippe. Dorah n’était pas coiffeuse, artiste, danseuse, ou RP : « C’était le seul endroit où j’ai vu l’art et la musique et la danse en même temps, et ça me correspondait tout à fait parce que je n’avais pas à choisir. »
« Pour moi, la mort faisait partie du truc »
Mais cette fête sans limites s’avère finalement en trouver une. L’horizon s’assombrit quand les corps s’affaiblissent et trépassent, conséquence de la liberté sexuelle revendiquée par les party people des années 1980. Le SIDA rebat les cartes et cette épée de Damoclès est, paradoxalement, à la fois cause et conséquence de la fête. « On savait que c’était possible, et ça ne nous donnait que plus envie de consumer la vie, de faire la fête, encore et toujours. De créer et de nous dépasser. On n’économisait pas, parce qu’on savait qu’il était possible qu’on meure. » Génération négation : on savait la menace présente, mais on décidait souvent de l’ignorer. Une génération qui ne se jugeait pas, dit-elle : « on savait que si l’un d’entre nous voulait ‘brûler la mèche par les deux bouts’, c’était son problème, il était au courant. Même si c’était dur de perdre des gens, on se disait que c’était le jeu, car même les enterrements étaient une fête, tant on connaissait de chanteurs célèbres qui performaient lors des décès ».
Au bout d’un moment cependant on réalise, on compte les pertes, et on se dit que la fête est peut-être finie. Avec le recul, il semble y avoir une dichotomie entre le début des années 1980 et leur fin. Cette fête folle, somptueuse, pailletée, sur les rythmes effrénés de Kool and the Gang et Modern Talking, assumait son faste, sa sélectivité, son snobisme même. Kenzo, Saint Laurent, Grace Jones, tous auront vécu ces années en embrassant leurs excès et leurs plaisirs. Puis la fin de la décennie marque une rupture musicale et stylistique. Dire que cette noirceur venait des nombreux trépas, d’une fête révolue et marquée par le deuil de grands créateurs, de super models et d’artistes fous, est peut-être abusif. Quoi que. Il n’empêche que les basses sourdes de l’acid-house ont petit à petit remplacé synthétiseurs funk et coupes behive. Les années 1990 ont paru à Dorah et ses amis vulgaires. « On n’y arrivait pas, on ne comprenait pas, les vêtements étaient différents certes, mais surtout la fête n’avait plus les mêmes codes », elle était plus sombre, moins privilégiée. C’est sur cette incompréhension que semblent se clore ces années 1980. « Ça s’est terminé avec l’austérité, l’abstraction. Même les mannequins, quand tout allait bien, elles étaient bien en chair. Et après elles sont devenues plus maigres, puis la crise, et les morts, comme ça. Et le noir. Ça s’est terminé par la couleur noire. »
La modernité Basquiat
En racontant, Dorah tripote un peu sa manche, noire elle aussi. Puis elle éclate de rire en parlant de Basquiat et de l’exposition qui lui est consacrée en ce moment à la Fondation Louis Vuitton. « J’ai dû intervenir en disant : attendez Basquiat n’est pas mort dans la rue tout seul, il était hyper riche, toujours sapé en Armani. Il faut arrêter de croire qu’on vivait de trois bouts de ficelle, on gagnait un pognon insolent. » On vivait alors, littéralement, de la création. Elle est sévère quand elle aborde la question du luxe, qui aurait selon elle, « tué la mode ». OPA après rachats, les designers ont remplacé les créateurs, et le discours est mort. Pauvres et riches ont commencé à ne plus se croiser en soirée, « ce qui a appauvri la création ». Et du design à la musique, tout passe à l’eau de javel.
Les années 1980 semblent aujourd’hui à bien des égards faire l’objet d’une certaine forme de fétichisation. Si elles restent dans nos mémoires, et semblent plus actuelles que jamais, c’est parce qu’elles sont marquées par une modernité poignante. Nombre de designers s’inspirent encore à outrance des créateurs de l’époque – certains comme Claude Montana sont pourtant toujours vivants, toujours endeuillés. Pour conclure notre entretien, Dorah, aujourd’hui artiste et performeuse, nous invite à reprendre l’urgence, à reprendre le discours et à dire de vraies choses. « Reprendre la qualité des matières, pour les fringues comme pour les idées. »
Par Anne Plaignaud et Pauline Malier
Retrouvez la conférence sur la Génération Palace, dimanche 25 novembre à 15h30 à la Gaité Lyrique pour Les Inrocks festival
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