« La vérité », « outils de communication », « thermomètre »… Devant une mission d’information de l’Assemblée nationale, l’ancien ministre de l’Intérieur n’a pas lésiné sur les superlatifs, hier, pour qualifier l’utilité d’une politique du chiffre en matière de délinquance. Une approche critiquée par les députés.
Les habitudes journalistiques se révèleraient-elles parfois volatiles ? Certainement pas dans la salle des quatre colonnes de l’Assemblée nationale qui, en ce mardi 20 novembre, jour de questions au gouvernement, accueille comme à l’accoutumée une masse de confrères en chasse de tel ou tel député. Non. Le changement se situe à 50 mètres à peine, salle 6351.
A 16h30, Claude Guéant s’y trouve, sans susciter désormais le moindre intérêt médiatique. Quand l’ex-ministre de l’Intérieur débute son audition, les Inrocks se sentent bien seuls dans cette salle peuplée de deux attachés de presse et trois attachés parlementaires. La mission d’information relative à la mesure statistique des délinquances et de leurs conséquences* désirait lui poser quelques questions.
« C’est marrant que les Inrocks s’intéressent à cette thématique », se poile un attaché de presse aux cheveux longs. Le président-rapporteur Jean-Yves Le Bouillonnec, député socialiste, précise que l’audition est retranscrite en direct sur Internet et se tourne vers l’ex ministre : « En tant que plus proche collaborateur de Nicolas Sarkozy… »
Jean-Yves Le Bouillonnec ne tarde pas à bousculer son interlocuteur en évoquant « l’incongruité du chiffre unique » pour présenter chaque année la hausse ou – plus souvent – la baisse de la délinquance. D’un ton professoral, Claude Guéant rétorque que ce type de « chiffre unique » possède, certes, « l’inconvénient scientifique de ne pas être satisfaisant », mais l’avantage d’être « simple à communiquer et à retenir » pour l’opinion publique.
Quand il ne répond pas, Guéant écoute, impassible, les mains jointes. Seuls ses pouces ne cessent de se mouvoir en tournant l’un autour de l’autre. Une consoeur de « l’AISG » (Agence d’information de sécurité globale) entre et s’installe à nos côtés.
« Les statistiques sont une vérité critiquable à l’extrême marge »
Le président estime qu’un danger de suspicion peut peser sur les statistiques de la délinquance, en raison de leur enjeu. Il sous entend que les instructions données par le ministère pourraient viser, au bout du compte, à récolter à tout prix les chiffres escomptés.
« Je me permet de m’inscrire en faux contre vos propos, tranche Guéant. Les violences commises par les voyous ont baissé, ce sont les violences intrafamiliales qui ont augmenté. On a aussi créé des services pour inciter les gens à se plaindre. Vous me permettrez de dire, avec un peu de coquetterie, que quand j’étais ministre, les statistiques ont globalement baissé. Elles sont une vérité critiquable à l’extrême marge, mais une réalité. »
Le président de la mission d’information résume :« Vous, c’était : ‘on interpelle tout ce qui passe’. Mais c’est pas parce que l’activité de la police augmente que la société est plus sûre. »
« Vous évoquez quelque chose qui me paraît dangereux, répond Guéant. Je crains qu’en se privant de statistiques, on ne casse le thermomètre. » Le président socialiste prolonge la métaphore de son interlocuteur : « Certes, mais si la fièvre n’est pas bien mesurée… »
Marwan Mohammed, sociologue auteur de La formation des bandes, nous explique qu’au niveau de son objet d’étude, ces chiffrages réalisés par les autorités « servent moins la connaissance du phénomène qu’une communication politique en lien avec des faits divers retentissant« .
En 2009, le chiffre de 222 bandes présentes sur le territoire français à été avancé. Au regard, par exemple, du nombre de Territoires en Zone Urbaine Sensible cela semblait très bas. Puis les estimations ont doublé en 2010. Ces chiffrages basés sur des définitions et des outils de mesure en perpétuel changement depuis vingt ans sont fournis par les services de renseignement, les ex-RG (renseignements généraux), et s’avèrent incohérents, parfois clairement farfelus.
Jean-Yves Le Bouillonnec poursuit ses questions à Claude Guéant.
« – Peut-on faire que ce ne soit pas un instrument de politique vulgaire qui pollue la réalité de cet enjeu ?
– Sur l’objectif, je vous rejoins complètement, tempère Guéant. Mais je vous livre un sentiment. Quand j’entends des gens dire que la délinquance a augmenté, je dis que ce n’est pas normal et c’est heureux qu’on me consulte. »
L’audition se termine. Nous interpellons le président Jean-Yves Le Bouillonnec. Son appréciation générale sur les statistiques policières serait-elle négative ? « Trop tôt pour rendre nos conclusions », élude-t-il en souriant (elles seront rédigées au printemps 2013).
« Mais tous les gens auditionnés nous l’ont dit, enchaine le président. Cette pratique a entrainé des dérives : on se focalise sur telle chose et pas telle autre, sans compter le problème du chiffre…«
>> A lire aussi : Garde à vue : la combine des policiers pour les fumeurs de cannabis
Dans la statistique institutionnelle policière, arrêter par exemple un fumeur de shit revient à comptabiliser un « fait constaté » et un « fait élucidé ». Inconvénient : cela entraine une hausse de la délinquance. Avantage : le taux d’élucidation des délits augmente… Les contradictions de cette norme au nom barbare « état 4001 » peuvent parfois « tromper la cartographie réelle de la sécurité en France« , nous résumait alors un officier de police judiciaire.
De justesse, on rattrape Claude Guéant à l’extérieur de la salle 6351. Comme les Inrocks avaient déjà tenté précédemment de prédire son avenir post ministère de l’Intérieur, nous prolongeons nos investigations en tapant le bout de gras dans les couloirs, le temps d’atteindre la salle des quatre colonnes.
« Nous vous avions appelé, pendant l’entre-deux tours, pour notre article sur l’exfiltration du libyen Bachir Saleh impliquant Bernard Squarcini et Alexandre Djouhri, lui indique-t-on pour se rappeler à lui.
– Oui, je me souviens, sourit Claude Guéant en plissant légèrement des yeux.
– Pensez-vous que nous puissions un jour discuter de la Libye?
– De quelle Libye parlez-vous ?
– Celle où vous vous rendiez quand vous étiez encore au pouvoir.
– Why not… », répond l’ex-ministre de l’Intérieur, visiblement détendu par ses nouvelles activités.
D’ailleurs, comment occupez-vous désormais vos journées ? « Je me prépare à être avocat, mais c’est compliqué. Vous savez, créer une entreprise en France, ce n’est pas si simple. »
Geoffrey Le Guilcher
*Les missions d’information en cours à la commission des lois concernent les renseignements, la surpopulation carcérale, la transparence de la gouvernance des grandes entreprises et la mesure de la délinquance.