Purges, coups bas et censure : dans L’Empire – Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, cofondateurs du site Les Jours, racontent la liquidation de Canal par l’ogre Vivendi. Nous en publions en avant-première le dernier chapitre.
C’est une histoire d’une extrême violence, un putsch médiatique qu’aucun vieux briscard de la télé n’aurait pu imaginer. En l’espace d’un an, Vincent Bolloré a liquidé en rase campagne le “Canal historique”. Exit Le Zapping donc, Les Guignols et Le Petit Journal (du moins leur version drôle et subversive), exit aussi l’investigation et la quasi-totalité des cadres supérieurs de Canal+, éjectés en deux temps, trois mouvements.
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Place désormais à l’humour corporate, à la stratégie globale de groupe et à une mise au pas d’I-Télé à un an de la présidentielle. Le livre publié par Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts raconte (par le menu) la prise de pouvoir de l’empire Vivendi à grand renfort de purges, de coups bas et de censures éditoriales.
L’ouvrage est également le condensé d’une enquête passionnante publiée en épisodes sur le site Les Jours – qu’ils ont cofondé en début d’année. Alors que l’on apprenait la semaine dernière que les pertes de Canal+ ont doublé en l’espace d’un an, les Garriberts mettent à nu la stratégie de Bolloré dans ce polar médiatique sanglant.
Le dernier chapitre en avant-première :
“D’abord, il y a eu “Bolloré”. Simple, direct. Ensuite, il y a eu “VB”, vaine mais pourtant réelle tentative de prudence à l’endroit du nouveau patron. Puis il y a eu un simple “il”. Désormais, à Canal+, on dit “l’actionnaire”. “Ça me fait penser à l’Eglise, raconte un journaliste d’i-Télé, c’est l’Actionnaire avec un grand A. C’est le Tout-Puissant. On a l’impression que c’est quelqu’un qu’il faut vénérer.” L’actionnaire, donc : Vincent Bolloré, alias le Saigneur de Canal+, le Dépeceur de Belmer, l’Etrangleur de Meheut, l’Estourbisseur d’Aprikian, l’Egorgeur de DRH, de directrice du cinéma, de patronnes d’i-Télé, de chef des sports, etc. Un méchant, un dur. Il adore ça.
En vrai, pourtant, il ne fait même pas peur, Vincent Bolloré. Le 12 novembre 2015, après un show de motivation des troupes en son Olympia, il est sorti le dernier de la salle de spectacles, costume bleu trop large aux épaules tranchant avec les costards ajustés sombres (et chemise blanche), l’uniforme habituel des dirigeants de la chaîne cryptée. Il a taillé le bout de gras avec des journalistes, main dans la poche, il a parlé d’Universal (qu’il prononce “youniveursaule” à l’américaine), il a désigné du pouce derrière lui le fameux lettrage rouge qui, pour l’occasion, écrit “Canal” au frontispice de l’Olympia, il a dit : “Ici j’ai vu les Beatles en 64 avec Sylvie Vartan et Trini Lopez.” Et puis il est parti en lâchant : “A bientôt, les amis.” Sympa, quoi.
“Les coupures de presse sont celles qui cicatrisent le plus vite” Vincent Bolloré
Six mois et une capilotade générale plus tard (les abonnés qui s’enfuient en courant, l’antenne sens dessus dessous, les audiences itou, i-Télé en toupie et le deal Canal+-beIN Sports censé tout sauver envoyé aux oubliettes), Bolloré était un peu moins sympa avec les journalistes lors de la conférence de presse présentant le “nouveau Canal” fin juin. Parce que quand vos serviteurs lui ont posé une question sur la censure du docu sur le Crédit mutuel au printemps 2015, il a redit non, non, “Je ne saurais pas comment faire.” Puis il a lâché : “En tout cas, à cette époque-là.” Curieux, lui qui avait pourtant déclaré au Monde : “Les coupures de presse sont celles qui cicatrisent le plus vite.” Il faut croire que pas si vite que ça, en fait…
En interne “Papa Bolloré” fait son petit effet
Tous, jusqu’à ses pires détracteurs, décrivent un homme séduisant, abordable. On le dit sans assistant ni chauffeur. Il a le compliment facile. Qui ne s’est jamais fait servir du “génie” par Vincent Bolloré a raté sa vie, qu’on soit “un génie de la production” ou “un génie de la photocopieuse”, c’est la flatterie préférée de Bolloré. Le 3 septembre 2015, lors du comité de management où il dézingue l’état-major de Canal+, Vincent Bolloré aperçoit dans l’assistance Philippe Labro “qui a accepté oralement de devenir vice-président de CNews nous apporter son expérience extraordinaire, son charme, sa magie”. “Sa magie”, rien que ça.
En interne, à Canal+, Bolloré, plus chaleureux que ces deux glaçons de Meheut et Belmer, fait son petit effet. On se couvre d’anonymat pour le dire, mais on le dit quand même. “Il est bien plus sympa que Meheut et Belmer” et “on le voit plus souvent”. L’homme a la gestion paternaliste et la prime de fin d’année facile. Auprès des anciens de Direct 8, la chaîne qu’il a lancée en 2005 sur la TNT gratuite, devenue D8 – lui, d’ailleurs, continue à dire “Direct 8” –, Bolloré a la cote : “Il tutoie, demande comment vont les enfants, raconte un salarié, en arrivant il a dit aux anciens de Direct 8 : ‘Faudra me raconter s’ils vous ont fait du mal.”
“Ils”, ce sont bien sûr les ex-dirigeants de Canal+. Car, quand le groupe a mis la main sur Direct 8, il y avait des salariés dans le lot. Lesquels n’ont pas tellement apprécié qu’on vienne leur expliquer comment on fait de la vraie télé, pas un machin à base de mec déguisé en poulet, la marionnette emblème de Direct 8, et de Morandini, l’animateur problème de Direct 8. Nombre de témoins décrivent la joie d’employés à l’annonce du retour de celui que certains d’entre eux appellent “Papa Bolloré” et qui s’estimaient méprisés par Canal+. Oui, vous avez bien lu : “Papa Bolloré”.
“Dis donc, le loup, ça t’intéresse, la bergerie ?”
“Vous avez été mes petits chevaux de Troie”, a même pu leur dire Bolloré. Une tactique efficace, d’autant que les Troyens de Canal+ ont été aussi dupes que ceux d’Homère. “Ce n’est pas seulement que Meheut et Belmer ont fait entrer le loup dans la bergerie, reconnaît aujourd’hui une dirigeante virée par Bolloré, c’est qu’ils sont allés voir le loup en lui disant : ‘Dis donc, le loup, ça t’intéresse, la bergerie ?” Les plus charitables diront que Meheut et Belmer ont été aveugles ; les moins, qu’ils se sont crus plus malins que Bolloré. A tort. Il a juste eu à attendre son heure.
Cheval de Troie ou, moins glorieux, stratégie du coucou, c’est la tactique de Bolloré : il prend un bout d’une boîte, s’installe au conseil d’administration et, très vite, il fait sa loi. C’est un raider. Raté avec TF1 en 1998 dont il sortira tout de même avec une jolie plus-value et l’inimitié sur plusieurs générations de Martin Bouygues (“Vincent Bolloré s’est comporté comme un voyou. Il m’a roulé, trompé, humilié. Je n’oublierai jamais”, dira-t-il à Challenges en 2003), réussi avec Havas en un an entre 2004 et 2005 et super réussi avec Vivendi : il vend en septembre 2011 Direct 8 et Direct Star (future D17) à Canal+ en échange d’actions Vivendi et, hop, récupère tout le bouzin.
Et quatre ans pile après, le 4 septembre 2015, histoire de bien marquer son territoire, Vincent Bolloré s’installe dans le bureau de Bertrand Meheut. Pas très pratique le bureau, mal foutu : à l’entrée, une marche invisible sur laquelle on manque souvent de se ramasser en entrant. Malin. Au propre comme au figuré, ça déstabilise l’arrivant. Devant un visiteur, contemplant ce jour-là son nouveau royaume, Bolloré a soupiré d’aise : “Il m’aura fallu quatre ans pour arriver dans ce bureau.”
Arriver dans ce bureau et se venger. De ceux qui l’ont pris pour un baltringue avec sa chaîne en forme de citrouille qu’ils allaient transformer en carrosse rutilant. Ces “arrogants”, ces “prix Nobel”, vous savez. C’est une des théories qui courent à Canal+ chez ceux qui se font des nœuds aux synapses pour tenter de décrypter le Bolloré, sa stratégie, ce qui le meut. Canal+ a viré Morandini au moment du rachat de Direct 8 ? Je vais te le recoller chez i-Télé, y feront moins les malins, ces journaleux. Et pis, je vais te leur flanquer Zeller (1) dans les pattes, un mec de chez moi, et pis aussi Serge Nedjar, téléporté depuis Direct Matin. Et le clair de Canal, c’est la crème de la crème, hein ? Zou, sur D8, cette chaîne que, depuis la cryptée, on regardait avec tant de dédain.
“On ne s’énerve pas, on se venge”
“Quand vous avez une éducation de fainéant et de gosse de riche, vous développez un sixième sens qui est de trouver des collaborateurs qui vont faire le boulot à votre place.” La phrase est de Bolloré himself, lors de l’assemblée générale des actionnaires de son groupe. Une vanne, bien sûr, mais qui, comme toute bonne vanne, reflète bien la réalité.
Tout passe par lui. Il décide de tout
“C’est le roi du camp de Gitans”, a même déclaré tout à fait officiellement l’ancien flic Ange Mancini (2), recruté dans le groupe Bolloré. Les “Gitans” du roi Bolloré, ce sont Jean-Christophe Thiery, Dominique Delport, Michel Sibony, Stéphane Roussel, Serge Nedjar, Guillaume Zeller, Michel Roussin, etc. Toute la bande à Bollo – où il fait visiblement bon porter le pantalon – qu’il expédie dans ses diverses affaires pour y faire régner sa loi. Des hommes de confiance. Qui ne contestent pas la stratégie de leur souverain. Tout passe par lui. Il décide de tout.
Il est ainsi, Bolloré. Au-delà de faire fructifier son business (au fascinant classement annuel des fortunes de France par Challenges, il ne pointe qu’à la neuvième place), “Bolloré, analyse un fin connaisseur du bonhomme, écrit sa saga et il faut que chaque épisode soit épique. C’est un vrai bon méchant de série comme on aime les détester, un J. R. Ewing, dont nous sommes heureux de rappeler la devise : ‘On ne s’énerve pas, on se venge.” Il ne s’est pas énervé, Bolloré : il s’est vengé.
Mais il a sa propre légende loin des Stetson et des derricks. Des lustres qu’il l’entretient, la polit, la rabâche sans cesse, on commence à la connaître : c’est le 17 février 2022 (on l’a même entendu de nos oreilles par sa bouche lors d’une conférence de presse de Direct 8 en 2005). Ce jour-là, ce sera un jeudi –, il déposera sur la tête de ses enfants la couronne de l’empire Bolloré. Et tchao la compagnie, direction son île des Glénan pour aller pêcher des moules. Car, ce jour-là, le groupe Bolloré aura 200 ans et Bolloré ne cesse de s’y référer, invitant chacun de ses interlocuteurs à une fiesta le 18 février 2022.
1822, les papeteries d’Odet créées le long du fleuve du même nom à Ergué-Gabéric, le papier à cigarettes OCB (pour Odet-Cascadec-Bolloré, Cascadec étant le lieu-dit où est implantée l’usine), les oncles qui débarquèrent en Normandie avec le commando Kieffer, ces hardis marins bretons d’ancêtres Bolloré, le transport, l’énergie, les ports en Afrique, Havas, les médias, les voitures électriques. L’empire, quoi.
La théorie du monomythe
Vincent Bolloré pousse même son goût pour la saga avec un conseil de lecture formulé à plusieurs cadres de Canal+ : Le Héros aux mille et un visages. Le livre, publié en 1949 par l’Américain Joseph Campbell, est un essai qui met en lumière la théorie du monomythe. Hein ? un monomythe ? Un truc assez fumeux selon lequel tous les mythes du monde s’articulent en fait autour d’un seul, le monomythe : le héros mène sa vie pépère, quand, soudain l’aventure, des épreuves, le triomphe du héros et le retour à sa vie pépère. Star Wars, en somme, et George Lucas se seraient d’ailleurs inspirés du monomythe.
Voilà donc ce qui, à en croire ceux qui le côtoient, meut Vincent Bolloré : “Il l’applique à tout, aux films qu’il faudrait faire, mais c’est en fait à lui qu’il l’applique le mieux”, sourit un ancien dirigeant de Canal+. Vincent et le monomythe, il nous aura vraiment tout fait, ce Bolloré. Notre héros Vincent menait sa vie pépère quand, soudain, l’opportunité de s’emparer de Canal+ se présente, il dégaine son sabre laser, terrasse quelques dragons, et reprend le cours de sa vie. Enfin, ça, c’est sur le papier.
“Là, pour la première fois, je me demande s’il n’est pas en train de se planter”
Car, avec Canal+, c’est un monomythe qui s’effondre. Pourtant la légende était programmée au poil près. Bolloré devrait bientôt quitter la présidence de Canal+ pour la confier à un autre (son fils Yannick, déjà nommé au printemps au conseil de surveillance de Vivendi ?). Sauf que voilà, “on peut reprocher beaucoup de choses à Bolloré, juge un bon connaisseur de l’animal, mais pas de ne pas savoir faire des affaires, mais là… Là, pour la première fois, je me demande s’il n’est pas en train de se planter”. Car la télé, ce ne sont pas seulement des affaires, or, estime un salarié d’i-Télé, “il n’a d’autre stratégie que financière”. Tandis qu’un autre analyse : “C’est la première fois que Bolloré vend des choses à des particuliers ; il ne sait pas faire.”
Bras cassé, Bolloré ? Il y a une autre théorie. Ils sont bien loin aujourd’hui les 2 milliards d’euros que Bolloré promettait d’investir dans Canal+ en septembre 2015 ; Vivendi préfère miser sur le financier pur et dur. En rachetant ses propres actions, notamment. Comme l’atteste un très officiel document de Vivendi, le 21 avril 2016, l’assemblée générale des actionnaires a voté un programme de rachat d’actions sur dix-huit mois qui arrive après une première salve de rachat de ses propres actions pour un montant de 1,85 milliard d’euros.
Ne vous endormez pas, on va vous expliquer. Sous l’égide de Vincent Bolloré, ou plutôt d’Arnaud de Puyfontaine, un autre de ses hommes, président du directoire, Vivendi rachète ses propres actions et, couic, les supprime (pour près de 88 % d’entre elles). Pourquoi cette opération, en apparence baroque ? L’effet relutif, ça s’appelle et ça consiste à faire remonter le bénéfice par action. En faisant baisser le nombre d’actions de Vivendi existantes et ainsi mécaniquement monter le pourcentage de ses actionnaires. Ainsi Bolloré augmente sa participation sans débourser un fifrelin, c’est Vivendi qui paie. Malin.
Malin mais bien mal barré pour Canal+. Quoi qu’il advienne, il faudra ensuite que Vincent Bolloré se trouve quelque autre dragon à terrasser pour poursuivre son monomythe. Peut-être Orange, pourquoi pas Lagardère ? Du moment qu’il reste l’Actionnaire.”
(1) En novembre 2015, la nomination de Guillaume Zeller comme directeur de la rédaction d’i-Télé avait provoqué une vive émotion au sein de la rédaction du fait de son inexpérience dans l’audiovisuel et d’une réputation de “catho tradi”. Il a quitté son poste et i-Télé la semaine dernière, donc après la parution de ce livre (note des Inrocks).
(2) C’était dans l’émission de France 2 Complément d’enquête. Après la rediffusion de ce numéro le 21 juillet 2016, Vincent Bolloré a annoncé vouloir poursuivre en justice le groupe public “afin de mettre un terme à cette campagne insidieuse” et dit vouloir lui réclamer 50 millions d’euros au titre du “préjudice” (note des auteurs).
L’Empire – Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+ (Seuil/Les Jours), 192 p., 15 €
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