Les échanges boursiers dépendent de systèmes informatiques ultrarapides et sophistiqués. Le journaliste financier Frédéric Lelièvre a enquêté sur les possibilités accrues de bugs pouvant provoquer l’effondrement de l’économie mondiale. Entretien.
Depuis quelques années, la finance vit au rythme endiablé du trading à haute fréquence (THF). Des logiciels ultrasophistiqués conçus par les plus brillants informaticiens et physiciens de la planète sont lancés sur les marchés. Ils ont la capacité de passer des milliers d’ordres en quelques microsecondes. Les plates-formes informatiques ont remplacé la traditionnelle corbeille et ses traders hystériques, les sociétés financières et autres hedge funds se livrent à une folle “course à l’armement” pour posséder des algorithmes de plus en plus rapides. Ce trading automatisé à une vitesse dépassant de très loin les capacités humaines décuple les risques de tricheries et les probabilités de bug systémique, comme lors du minikrach du 6 mai 2010, inaperçu du grand public et dont les causes sont toujours incertaines. Jusqu’ici tout va bien, mais attention au maxi-krach qui provoquerait l’effondrement du système financier et de l’économie mondiale. Dans Krach machine, les journalistes financiers suisses Frédéric Lelièvre et François Pilet racontent façon roman noir cette histoire inquiétante mais vraie. Nous avons rencontré le premier.
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Le trading informatique existe depuis une quinzaine d’années. Quelle est la nouveauté que vous décrivez dans Krach machine?
Frédéric Lelièvre – La vitesse. Avec les nouveaux moyens technologiques, les transactions se font désormais en microsecondes, soit au millionième de seconde ! La vitesse ultime sera celle de la lumière. A ces échelles, l’intervention humaine n’est plus possible. Mais cette vitesse a entraîné d’autres nouveautés, comme la masse de données traitée sur les marchés et le nombre d’acteurs de la finance.
Ces nouveaux logiciels sont programmés pour travailler en autonomie, sans même le pilotage d’un trader ?
L’image des traders qui hurlent des ordres dans la salle des marchés relève aujourd’hui du cinéma. Les deux principales plates-formes boursières sont des hangars informatiques surprotégés à Mahwah, New Jersey, et Basildon, Essex.
Vous décrivez la plate-forme de Basildon comme une centrale atomique secrète, on se croirait dans un James Bond !
Dans la finance, la réalité dépasse la fiction. Cette plate-forme est un élément de la course à l’armement dans la sphère du THF. La vitesse est devenue déterminante pour réaliser un gain boursier. Basildon est un lieu qui incarne la sophistication de notre société technologique. C’est petit : la coque d’un ancien hangar de supermarché. Dedans, on construit un sarcophage avec des murs en béton conçus pour prévenir une attaque de missiles. Et un serveur central qui tient sur une table. C’est vraiment tout petit, et c’est pourtant le cœur du système économique. Cette miniaturisation fera peut-être qu’un jour, ce serveur tiendra dans un smartphone.
N’est-il pas inquiétant que l’économie mondiale dépende de ce type de lieux?
D’un côté, cette automatisation apporte des gains. Elle fait baisser des coûts, fluidifie l’économie… Mais de l’autre, elle présente des risques accrus de manipulation des cours. Les bidouillages boursiers ont toujours existé, mais la vitesse les rend quasi indétectables. Les traders haute vitesse sont en Ferrari alors que les gendarmes boursiers roulent en 2CV. Et puis, il y a le nouveau risque du bug, du krach éclair.
Vous racontez celui du 6 mai 2010. Que s’est-il passé ce jour-là?
En quelques minutes, sans qu’on comprenne pourquoi, tout s’est effondré. Même chose en 2012 avec Knight Capital, société financière réputée qui réalise 10 % des transactions de Wall Street, qui va mettre quinze à vingt minutes à comprendre qu’il y a un problème, puis encore autant de temps pour couper l’ordinateur qui posait problème. En une demi-heure, tous ses fonds propres ont disparu, la société est en faillite. On ne sait toujours pas expliquer à coup sûr ces minikrachs. Qu’est-ce qui déclenche ? Qu’est-ce qui accentue la tendance ? Il y a là un risque systémique dont on ne connaît pas l’origine exacte. Le 6 mai 2010, on a fait comme avec un ordinateur : on a coupé, on a attendu cinq secondes, puis on a rallumé, et le système est reparti plus calmement. Mais en l’espace de quelques secondes, des actions à 5 dollars en valaient 100 000, d’autres qui en valaient 30 tombaient à zéro, etc. Les autorités boursières ont annulé ces milliers de transactions qui n’avaient aucune logique. Le coeur du système capitaliste ne peut pas fonctionner avec des risques de variations de prix aussi énormes et sans fondement.
Le THF est-il utile à l’économie réelle?
Poser la question, c’est y répondre. Quantité de marchés sont victimes du THF : pétrole, bétail, blé, cacao, le spectre est large. Comme tous ces marchés sont de plus en plus interconnectés, la grande crainte, c’est que si ça coince à grande vitesse sur tel marché, les autres coincent aussi. Le 6 mai 2010, on a eu de la chance, le krach s’est produit en milieu de journée, on a eu le temps d’y remédier. Mais si un tel événement survenait un vendredi soir ? Ce manque de maîtrise du système est inquiétant. Il y a une bataille en cours entre la sphère financière et les régulateurs pour trouver le moyen de contrôler ces algorithmes. L’ONG Finance Watch compare les algorithmes à des voitures pilotées par GPS qu’on lancerait sur les routes sans les avoir bien vérifiées. Une fois qu’elles sont lancées, difficile de les ramener au garage et de les empêcher de provoquer des accidents.
La Bourse relève-t-elle de la physique quantique ?
On peut y penser puisque nous sommes dans l’infiniment rapide, qui échappe complètement au contrôle humain. Ces transactions ultrarapides sont comme les microfractures dans une aile d’avion : on ne les voit pas, et puis un jour, soudainement, l’aile se brise. Les traders à haute fréquence disent : “Il y a certes des petits bugs, mais jamais de graves problèmes.” Accepte-t-on de vivre avec de pareils risques, ou vaut-il mieux tenter de les éviter ? Il faut comprendre que ces pertes ne concernent pas que les spéculateurs, mais tous les gens qui placent leurs économies. Vous imaginez des retraités à qui on dirait “désolé, il y a eu un minikrach, vous avez tout perdu !” Si un vrai krach arrivait, il faudrait sauver le système, comme en 2008. Mais quel acteur est encore en mesure de le sauver ? Les Etats et les banques centrales sont surendettés.
Que font les gendarmes boursiers ?
Ce qu’ils peuvent, mais c’est David contre Goliath. Ils ne sont pas assez nombreux, manquent de moyens, leurs enquêtes demandent du temps alors qu’une irrégularité boursière peut prendre une microseconde… Techniquement, ils sont dépassés par les mathématiciens et physiciens de haut vol qui élaborent aujourd’hui l’ingénierie boursière. De plus, les régulateurs de certains pays, comme l’Angleterre, ont une attitude ambiguë. L’approche anglaise est très différente de la française. En gros, ils disent : “On interviendra si quelque chose de grave se passe. Faites la preuve qu’il y a des voleurs et nous irons peut-être les arrêter.”
Que font les Etats, les pouvoirs politiques ?
Agir au niveau d’un Etat seul, c’est de la blague. Bercy a fait beaucoup de marketing mais, fondamentalement, ils n’ont rien fait. Au niveau européen, les discussions sur la Directive concernant les marchés d’instruments financiers (Mifid 2 – Markets in financial instruments directive) se déroulent en ce moment : un de ses buts est de limiter la vitesse du THF, un peu comme sur une autoroute. Si on va moins vite, on peut réagir plus rapidement et éviter les accidents graves. Commission et Parlement européens ont voté, on attend maintenant le vote du Conseil (constitué des chefs d’Etat et de gouvernements européens). La Grande-Bretagne est évidemment très concernée par Mifid 2. Le texte ne passera pas sans elle, mais il a une très forte légitimité grâce au vote écrasant du Parlement – ce qui, en l’occurrence, contredit l’idée que l’Europe n’est pas démocratique. Les politiques savent qu’ils ne peuvent plus interdire le THF mais ils essaient de bâtir les outils pour le ralentir, et donc limiter les risques de krach ou de magouilles. L’intérêt de Mifid 2, si c’est adopté, est que ça concernera toute l’Europe. Si la France et l’Allemagne prenaient seules des mesures contre le THF, peu importerait aux traders si tout se passe à Londres.
Les crises que l’on observe, par exemple celle de Chypre, ont-elles un rapport avec le THF ?
Le cas chypriote est un bon exemple. Le citoyen se dit : “J’ai mon livret A, mes économies placées, ma banque est solide, ça va.” Et en une nuit, à Bruxelles, on se dit que pour sauver cette banque, on va aller ponctionner les économies des déposants. Si une banque place beaucoup d’avoirs en Bourse et que la Bourse s’effondre à cause du THF, où aller chercher l’argent ? L’Etat n’en a plus, la banque centrale, pas sûr, restent les dépôts des épargnants.
Vous expliquez aussi que la course à la vitesse en devient économiquement absurde.
Pour jouer à la Bourse en trentesept microsecondes, il faut investir énormément dans la technologie. On est en train de poser un câble transatlantique pour gagner cinq millisecondes ! Les marchés financiers sont comme un jeu vidéo ultime pour les ingénieurs qui construisent les outils informatiques. J’ai rencontré un trader à Londres dont le bureau comprend un mur de verre couvert d’équations. Ce trader est polytechnicien et quand il parle, c’est à un très haut niveau. Ces gens-là sont dans les formules mathématiques et tentent d’appliquer leur science à la haute finance, tels ces radars qui repèrent les vraies tendances dans un océan de fluctuations.
Le remède politique à ces dérives doit être coordonné internationalement ?
Il est inquiétant de voir à quel point les gouvernements raisonnent à une échelle nationale. Le problème, c’est qu’ils sont élus par leur corps électoral national alors que les enjeux sont internationaux. David Cameron peut toujours clamer qu’il lutte contre la fraude fiscale, il a divisé par deux le budget de l’organisme anglais chargé d’enrayer la fraude ! Pourtant, la directive Mifid 2 est très importante, ce serait pour les dirigeants européens l’occasion de dire clairement aux citoyens que l’Europe, que ce n’est pas uniquement le marché mais aussi le moyen de mettre de l’ordre dans une finance qui dérive. Et ils ne le font pas ! Parce qu’ils sont dans des agendas électoralistes nationaux. C’est plus payant de faire des déclarations tonitruantes, mais fausses, du type “je vais stopper la fraude fiscale”, que de dire “collectivement, tous ensemble en Europe, nous essayons de réguler à nouveau la finance”.
Vous citez, en exergue de votre livre, 2001 : l’odyssée de l’espace – bonne métaphore de cette finance où les machines échappent à l’homme…
Oui, mais dans le film, l’ordinateur finit par être débranché ! Ce n’est pas encore le cas dans la réalité boursière.
Krach machine de Frédéric Lelièvre et François Pilet (Calmann-Lévy), 232 pages, 17 €
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