Mercredi s’ouvre à Rodez le procès d’un ancien membre des Béatitudes pour attouchements sexuels sur mineurs. En mai, nous publiions une enquête sur la face cachée de cette communauté religieuse : son fondateur charismatique et délirant, ses religieuses victimes d’abus sexuels et ses accusations de dérives sectaires.
(Article publié le 15 mai 2011) A la cité du Vatican, cet automne, les dirigeants des Béatitudes vont assister à une messe et récupérer officiellement l’acte de reconnaissance des nouveaux statuts de leur communauté. Ces croyants ressortiront soulagés du bureau du préfet de la congrégation pour les Religieux. Avec ce document approuvé par Benoît XVI, la grande association religieuse à laquelle ils appartiennent, qui a connu parmi ses sympathisants François Bayrou, sa femme et ses enfants, va devenir un nouvel ordre religieux. Tout fidèle des Béatitudes qui fera voeu de pauvreté, chasteté et obéissance aura maintenant le droit de porter l’habit religieux reconnu par l’Eglise.
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Cette consécration n’est pas sans signification. Elle pourrait bien aider les Béatitudes à faire oublier les scandales qui la traversent. Depuis sa fondation en 1973, la communauté étend sur le monde l’utopie des premiers chrétiens. Elle a ouvert des lieux communautaires dans vingt-six pays. En France, on la retrouve dans des châteaux à la campagne, dans un hameau privé, dans un ancien couvent : vingt-neuf communautés où familles et enfants, couples, célibataires, prêtres et soeurs consacrées partagent à peu près tout. Biens, prières, potager, camps de jeunes, sessions de psychothérapie ou retraites sportives, comme celle intitulée « Tennis et prière, une semaine pour améliorer son tennis et prier – pour être bien dans ses cordes et jouer la balle sur la ligne d’oraison ». Une sorte de joyeux kibboutz catholique.
Mais il y a quatre ans, l’harmonie s’est rompue. Des membres se sont mis à raconter ce qui se passait à l’intérieur de la communauté. Ces révélations ont entraîné le départ précipité de son fondateur, le très charismatique Gérard Croissant, un petit homme de 60 ans au bouc blanc qui se fait appeler Ephraïm.
« Il avait un charme magnétique, nous le prenions pour un prophète »
C’est du fond de l’Aveyron, d’une vallée isolée, que sont venus les premiers récits. Il y a trois ans, quarante membres des Béatitudes, familles avec enfants, un prêtre et sept soeurs consacrées, vivaient encore ensemble dans l’abbaye Bonnecombe datant du XIIe siècle. Ils en sont presque tous partis, laissant seuls ici le prêtre et trois laïcs. Quatre chrétiens que les chefs de la communauté, qu’on appelle des « bergers », ont dénoncés comme des « possédés du diable ».
Le premier « possédé » à qui nous serrons la main est l’ancien homme de confiance d’Ephraïm. Agé de 61 ans, gilet de laine et pantalon de velours, lunettes et barbe taillée, Alain Legros a passé sa vie au service d’Ephraïm et en tire beaucoup de regrets.
« C’est important pour moi de raconter tout ce que j’ai vu et entendu. J’ai connu tant de gens qui ont tout perdu, tant de souffrances, de suicides. Je voudrais que la vérité éclate avant que le Vatican reconnaisse la communauté ; après, il sera trop tard. »
Quand il entre aux Béatitudes en 1975, Alain s’installe dans la communauté de Cordes, un beau village du Tarn. C’est là qu’il voit Ephraïm pour la première fois, un petit monsieur à l’allure simple. « Il avait un charme magnétique, nous le prenions pour un prophète. Nous étions avec lui comme les derniers apôtres du Christ. Il fallait prier pour le retour imminent du messie, nous devions jeter un pont entre les protestants, les orthodoxes et le peuple juif. »
Des assauts contre le diable de plus en plus fréquents
En arrivant, Alain est accro à l’héroïne. Mais Ephraïm sait comment le guérir. Il l’exorcise la nuit, un crucifix brandi comme un glaive, et récite des incantations pour déloger le diable des pauvres veines d’Alain.
« Quand, pris d’angoisse, je lui posais des questions, il me disait : ‘Tu n’as pas besoin de tout savoir. Moi je sais tout. Je sais où te conduit le Seigneur.’ En tout cas, j’ai guéri de ma toxicomanie. »
Ces exorcismes guérisseurs, Ephraïm finit par les généraliser. Il y parvient sans peine en expliquant aux fidèles que Satan se manifeste dans un mal de tête, une banale sensation de fatigue, une insomnie ou des maux d’estomac. Les assauts contre le diable s’enchaînent alors naturellement. « Il devenait impossible d’échapper à son emprise. Si vous refusiez d’obéir, vous étiez considéré comme fou ou possédé. Il fallait accepter ou partir. »
Convaincu d’avoir été sauvé, Alain reste, se rapproche d’Ephraïm et acquiert auprès de lui un statut de favori, ou plutôt d’homme de main, celui qui assume les viles besognes à sa place. Avant chaque réunion des fidèles, Ephraïm lui répète cette consigne : « Si quelqu’un ouvre la bouche pendant que je parle, tu te lèves et tu dis : ‘On n’est pas à l’Assemblée nationale ici !' » Le soir, Alain dénonce au maître ce qu’il a découvert « d’anormal » dans le comportement des autres. Ephraïm le charge de pousser vers la sortie ceux qui posent trop de questions ou qui résistent à son emprise. « Dis-leur qu’ils ne sont pas à leur place et qu’ils n’ont pas l’esprit communautaire », recommande-t-il.
Une multiplication « de pains et de yaourts au chocolat »
Alain assiste à des faux procès organisés par Ephraïm, invente des accusations de désobéissance, débarrasse la communauté de dizaines de personnes indociles.
« J’ai contribué à l’expulsion injuste de familles avec femme et enfants. Toutes ces personnes à qui j’ai causé tellement de tort, je veux vraiment leur demander pardon. C’est très important pour moi. Cela m’obsède. »
Pour soigner ses remords, Ephraïm le flatte. Il lui répète qu’il est touché par l’Esprit-Saint. D’ailleurs, pour ses fidèles, Ephraïm est un saint. Il soutient que la Vierge Marie lui apparaît chaque jour, que sainte Thérèse vient le visiter régulièrement et que lui-même vit la passion du Christ tous les vendredis. Pour diffuser la légende de ses pouvoirs surnaturels, il prétend avoir en personne assisté à certains miracles réalisés par le Christ. L’un d’eux n’a encore jamais été révélé dans les Evangiles puisqu’il s’agit d’une multiplication « de pains et de yaourts au chocolat ». Cela ne faisait rire personne. Tout le monde y croyait.
A Bonnecombe, aujourd’hui, Alain habite une chambre au décor simple et sans confort. Dans la même aile de l’abbaye habite aussi Gisèle, une ancienne soeur de 59 ans qui, comme Alain, fait aujourd’hui partie des exclus des Béatitudes. Ils partagent une cuisine commune de style rustique médiéval, avec un poêle en fonte et une longue table de bois massif, où il fait frais l’hiver.
Les familles incitées à reverser leurs allocations
Quand Gisèle entre aux Béatitudes, il y a vingt-huit ans, ses voeux de pauvreté, chasteté et obéissance l’obligent à se débarrasser de tous ses biens au profit de la communauté. Cela figure dans les statuts internes mis au point par Ephraïm. En prononçant ses voeux d’engagement, chaque individu, chaque famille doit remettre sa fortune et ses biens au berger de la communauté. Si un communautaire touche un héritage, libre à lui de s’en défaire au profit de sa famille ou d’un proche. Mais, selon beaucoup de témoins, de fortes pressions le poussent à en faire don à la communauté. On incite aussi les familles à reverser une partie de leurs allocations familiales.
Grâce à ces dons, fournis par plus de 1 200 membres et des milliers de sympathisants dans vingt-neuf pays, les Béatitudes ont pu acquérir des châteaux, des gîtes, des maisons et des parcs. La communauté édite aussi des revues (Feu et Lumière), possède une radio et une maison d’édition de chants religieux (Maria multimédia) qui diffusent le message d’Ephraïm.
Quand elle prononce ses voeux, Gisèle ne peut offrir aux Béatitudes que ce qu’elle possède : un petit compte en banque. Tout ce qu’elle reçoit de l’extérieur – colis, objets, nourriture -, elle le remet au berger de la communauté.
Pour s’habiller, elle et les autres doivent compter uniquement sur les dons.
« Nous n’avions jamais la bonne taille. Nous étions accoutrés de manière ridicule. J’ai mis des années à obtenir le droit d’acheter à l’extérieur une jupe à ma taille. Seule la femme d’Ephraïm, Josette, avait le droit de porter des vêtements chers et bien coupés.”
Les nuits mystiques, une façon de contourner le vœu de chasteté
Dans la plupart des neuf communautés françaises ou étrangères où elle vivra, Gisèle, qui possède un diplôme d’infirmière, se voit confier la gestion de la pharmacie. “On prélevait sur les médicaments qu’on nous donnait pour l’Afrique. Une soeur et Ephraïm venaient puiser dans les médicaments et les distribuaient sans ordonnance. Ils donnaient des psychotropes à ceux qui lui posaient problème. Un jour, Ephraïm a fait prendre un dilatateur pour maladies coronariennes à une soeur qui avait des crises d’angoisse. C’était des crises consécutives à une nuit mystique qu’il lui avait fait passer.”
Les nuits mystiques : une invention du fondateur des Béatitudes. Il avait mis au point et théorisé un cérémonial pour posséder le corps de certaines religieuses de la communauté. En théorie, Ephraïm a fait voeu de chasteté. Mais dans la confidence de ses fidèles, il soutient que “les femmes consacrées sont appelées à mettre leur libido dans le royaume de Dieu”.
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