L’historien de la guerre d’Algérie et président du Musée national de l’Histoire de l’immigration a répondu à nos questions concernant les grandes manifestations citoyennes ayant éclaté vendredi 22 février en Algérie, contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un 5e mandat présidentiel.
Vendredi 22 février, de grandes manifestations citoyennes, d’une ampleur inédite, ont éclaté un peu partout en Algérie. Des dizaines de milliers d’Algérien.ne.s, et notamment des jeunes gens, sont descendus dans la rue pour exprimer leur mécontentement. En cause : la candidature du président actuellement en poste, Abdelaziz Bouteflika, à un cinquième mandat consécutif. D’autres mobilisations ont lieu depuis. Pour prendre de la perspective sur la question, nous avons interrogé Benjamin Stora, historien de la guerre d’Algérie et président du Musée national de l’Histoire de l’immigration.
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Comment analysez-vous l’émergence vendredi dernier de ces grandes manifestations citoyennes en Algérie ? Et ce, alors même que celles-ci sont par exemple interdites à Alger depuis 2001 ?
Benjamin Stora – Effectivement, elles sont interdites, notamment depuis les grandes manifestations des Kabyles à Alger, en mai 2001. Le surgissement de vendredi 22 février est donc spectaculaire par son ampleur et par le nombre de manifestants dans la rue. Il est également important de par la diversité des régions et des villes touchées : outre Alger, des manifestations ont eu lieu dans une trentaine de villes, comme Annaba, Kherrata…
Pourquoi un tel surgissement ?
C’est une accumulation, en fait. Déjà, le quatrième mandat en 2014 d’Abdelaziz Bouteflika était mal passé, il y avait déjà eu beaucoup d’opposition. Mais celle-ci était interne, feutrée, il s’agissait de gens qui étaient absolument en désaccord avec cela, mais qui ne s’étaient pas manifestés : il y avait encore à cette époque une forme de respect pour la personne de Bouteflika. Il était encore considéré comme celui qui avait ramené la paix civile après la décennie sanglante, et comme celui qui était, un peu, le continuateur de la guerre d’indépendance contre la France. A l’époque, cela jouait encore. Mais l’aggravation de son état de santé, le fait qu’on ne le voit plus du tout et qu’on n’entende plus du tout le son de sa parole… Tout cela a fait s’atténuer ces grands principes qui pouvaient encore fonctionner, et qui fonctionnent de moins en moins à présent.
Au-delà de ce ras-le-bol contre Bouteflika, quelles sont les revendications des Algérien.ne.s ?
En premier lieu, ce n’est pas tellement contre Bouteflika lui-même qu’il y a un ras-le-bol, mais plutôt sur la question de sa candidature pour un cinquième mandat. L’une des grandes revendications porte sur l’enjeu du renouvellement, sur le fait de changer d’époque, de rentrer dans une forme de transparence politique plus grande.
La deuxième grande revendication concerne la corruption. Les Algériens ont le sentiment que le pays est très riche, que beaucoup d’argent y est rentré, notamment via les hydrocarbures, c’est-à-dire le pétrole et le gaz. Et que, malgré tout, cet argent ne se voit pas dans le fonctionnement économique du pays, que ce soit au niveau des PME, des PMI, de l’agriculture ou encore de l’accès à la fonction publique. Il y a un sentiment prégnant que tout passe par le piston, les relations, et qu’il n’y a pas de possibilité de déplacement social indépendamment des liens que l’on peut avoir avec les cercles dirigeants. Il s’agit de quelque chose qui est très mal vécu.
Et puis, il y a des revendications plus classiquement sociales, et notamment de mieux vivre : pouvoir d’achat, logement… Il y a d’ailleurs déjà eu par le passé des grèves et des émeutes urbaines à ce propos. Ce sont les trois grandes revendications actuelles, qui tiennent tout de même beaucoup à la démocratie politique, à la question démocratique.
Vu son état de santé, Bouteflika est-il de toute façon capable de gouverner et d’assurer un cinquième mandat ?
Je n’ai jamais eu accès à son dossier médical, je ne peux pas répondre à cette question-là ! Mais le fait est qu’on ne le voit plus. Des gens vont à des meetings de candidature… pour aller voir une photo. Je ne connais pas d’autre exemple similaire dans le monde. Et puis, on n’entend pas le son de sa voix. Ses apparitions publiques sont rarissimes, et cela fait des années que cela dure.
Ce sont les jeunes algérien.ne.s qui se sont mobilisé.e.s, notamment via les réseaux sociaux… Quid des partis d’opposition ?
Attention, en Algérie, il n’y a pas que les réseaux sociaux, mais aussi la presse classique qui joue un très gros rôle, dont on ne parle pas assez. Des grands journaux arabophones et francophones comme El Watan, Liberté… Avec beaucoup de caricaturistes de talent comme Dilem qui dessine dans Liberté, ou encore Hic, qui fait des dessins au vitriol contre le pouvoir dans El Watan depuis des années. Il y a un ton très libre dans la presse algérienne, qui continue de jouer un grand rôle. D’ailleurs, une des journalistes principales de la chaîne 3 vient de démissionner [contestant la non-couverture des manifestations par cette radio nationale publique, ndlr]. C’est vous dire le rôle de contre-pouvoir important de la presse en Algérie, qui est d’ailleurs supérieur à celui des partis politiques traditionnels.
Maintenant, ces partis d’opposition existent bien, mais ils sont très divisés entre eux, voilà le problème. Ils ne savaient pas s’il fallait aller aux élections – certains étaient pour, d’autres contre. Il y a eu plusieurs réunions avant les manifestations entre les démocrates, les islamistes, etc, pour savoir s’il fallait présenter un candidat commun de l’opposition, et ils ne se sont pas mis d’accord. C’est donc une opposition qui du mal à faire entendre sa voix auprès des populations algériennes. Les contre-pouvoirs sont donc vraiment la presse, les associations de droits de l’homme, et bien sûr les réseaux sociaux – mais vue la diminution du débit d’Internet par le pouvoir en Algérie, il ne faut pas surestimer leur impact, même s’ils jouent effectivement un rôle.
Plusieurs articles rapportent que les partis d’opposition dénoncent une fraude électorale qui aurait déjà commencé…
Les accusations de fraude sont anciennes en Algérie. Elles portent principalement sur la question du taux de participation aux élections. A chaque fois, ce qui est contesté par les partis d’opposition, ce sont les taux de participation, souvent annoncés à 80, 90%. Ils affirment qu’en gonflant ce taux, il est ensuite possible de gonfler les voix obtenues par Bouteflika. Alors que selon eux, les gens ne votent pas massivement, avec des taux de participation plutôt de l’ordre de 30% – les chiffres les plus extravagants circulent.
Est-ce pertinent de parler d’un “printemps arabe” algérien ?
Non, car, en 2019, le mot suscite malheureusement de l’inquiétude : nous savons comment se sont terminés les printemps arabes, avec des guerres civiles, etc. Les Algériens ont deux exemples tragiques sous leurs yeux : la Libye et la Syrie. Rentrer dans une période de chaos et d’affrontements, les gens ne veulent pas de cela. Les manifestants prennent donc toujours bien soin d’affirmer qu’ils sont pacifistes, qu’ils ne souhaitent pas affronter la police – ils essaient même de fraterniser avec elle ! Ils ne veulent pas aller à la violence. Alors, évidemment, si le mouvement s’installe dans la durée, la violence pourrait arriver. Mais l’intention n’est pas celle-là : plutôt que de recommencer les printemps arabes, l’idée est d’emprunter un chemin original, d’aller vers un changement démocratique par la voie pacifique.
Abdelaziz Bouteflika et ses équipes pourraient-ils céder face à la pression populaire ?
Je ne sais pas. Il y a une telle opacité dans le fonctionnement du pouvoir… Ce que l’on peut voir en tout cas, c’est que la répression des manifestations de ces derniers jours n’a pas été aussi violente qu’en 1988 ou en 2001. Cela veut peut-être dire qu’il y a des discussions au sommet de l’Etat, des questionnements sur la meilleure façon d’intervenir par rapport à ces manifestations. Et, surtout, la grande incertitude est de savoir si ce soulèvement va s’installer dans la durée. On ne sait pas. L’élément le plus neuf est cette irruption. Pour son installation dans la durée, il est encore trop tôt pour le dire.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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