Le 16 août, trois ados américains tuaient un joggeur dans l’Oklahoma pour « tromper leur ennui ». Un fait divers inquiétant qui peut poser la question du danger de cet état d’âme, pourtant si familier.
Le 20 août, trois adolescents américains étaient inculpés pour le meurtre d’un sportif originaire d’Australie, abattu par arme à feu alors qu’il faisait son footing dans la petite ville de Duncan (Oklahoma). Le fait divers, sinon banal du moins lointain, aurait pu ne jamais traverser les frontières américaines. C’était sans compter le motif du meurtre: aux policiers qui les ont interrogés à ce sujet, les ados ont affirmé avoir tué « par ennui ». Le 21 août, le mot « ennui » s’étalait dans toute la presse internationale, sans plus d’explications.
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Serait-il possible, comme ces ados l’affirment, de tuer par ennui ? Le meurtre ne serait-il, alors, qu’un divertissement, un moyen comme un autre de mettre un peu de piment dans un morne quotidien ? Le psychiatre Patrick Lemoine, auteur de S’ennuyer, quel bonheur (1), ne rejète pas l’hypothèse d’un meurtre par ennui même s’il souligne que l’ennui s’accompagne dans ce fait divers-ci du facteur jeunesse: « Comme dans le film La Fureur de vivre, les conduites à risques que peuvent avoir les adolescents (drogues, etc.) sont une recherche de sensations dues à l’ennui. On peut alors prendre le risque de se tuer ou de tuer un autre« .
L’ennui ferait donc surtout peur chez les jeunes. Ce que confirme l’historien Sylvain Venayre, co-auteur de L’Ennui: Histoire d’un état d’âme, XIXe-XXe siècles (2):
« Depuis que l’on imagine que la jeunesse peut être un danger pour la société, on se préoccupe des conséquences de l’ennui des jeunes, dès lors qu’ils sont en bande. D’ailleurs la « bande de jeunes » des années 1960-70 se caractérise souvent par son ennui. Mais dès la première moitié du XIXe siècle, des procès ont lieu contre des jeunes qui, en réunion, se sont livrés à telle ou telle turpitude (pouvant aller jusqu’au viol) : les « observateurs sociaux » de l’époque mettent, déjà, en cause l’ennui. »
Quant à l’invention dans les années 60 du terme « sarcellite » pour désigner la déprime des habitants des cités, elle correspondrait, selon Sylvain Venayre, « à la volonté d’identifier un ennui propre aux grands ensembles urbains contemporains – dont le danger, là encore, résidait dans les bandes de jeunes. »
Ennui = luxure ?
Mais l’ennui n’est ni l’apanage de la jeunesse, ni un état d’âme récent. Au Moyen-Age, l’Eglise forge le concept d' »acédie » pour le désigner et le classe parmi les péchés. La notion cristallise même les tensions entre catholiques et protestants, qui n’ont alors pas la même façon de l’appréhender, les uns se montrant un poil plus tolérants que les autres comme en témoignent deux représentations bien distinctes du concept de mélancolie, souvent associé à celui d’ennui selon Patrick Lemoine:
« L’Eglise catholique a demandé à Dürer sa gravure sur la mélancolie, qui représente un ange asexué, ayant l’air de s’ennuyer mortellement, le menton dans la main gauche, au milieu d’un fatras d’outils qui soulignent qu’il peut sortir de l’ennui. Les Protestants ont demandé à Cranach de répliquer. Dans un de ses tableaux sur la mélancolie, on voit une femme bien décolletée, au regard malicieux, à côté d’anges qui font de la balançoire, dont le va-et-vient est symbole de l’amour. Là, le message c’est que l’ennui est un péché car il nous pousse à forniquer ».
L’ennui dérange car il laisse notre esprit divaguer et, donc, fantasmer. « La question de l’ennui c’est la question de la masturbation, ce qui a longtemps été réprouvé, surtout chez les femmes. Si on n’a rien à faire de ses dix doigts, on risque de les utiliser pour se masturber » analyse Patrick Lemoine, qui rappelle que l’ennui est aussi synonyme de paresse… « Quelqu’un qui passe ses vacances affalé sur une plage est aujourd’hui encore moins bien vu que quelqu’un qui fait des vacances culturelles, à thème« . Perçu comme une déstructuration de l’esprit, l’ennui conduirait à la folie. Ce qui n’est pas tout à fait faux puisque, pour Patrick Lemoine, « les psychotiques donnent beaucoup de signes d’ennui: créer un délire, des hallucinations, c’est une façon de remplir le vide. » Et d’ajouter: « La dépression c’est l’ennui poussé à l’extrême ».
« Il faut glander »
L’ennui a t-il toujours existé ? Au moins depuis la Rome antique, puisqu’il vient du latin « inodiare » et « in odio esse » (soit « la haine de soi »). « Ce qui est remarquable à propos de l’ennui, c’est le sentiment qu’il est le même à travers les âges, que Sénèque est notre contemporain dès qu’il parle d’ennui » estime Sylvain Venayre, qui nuance: « En même temps, le contenu de la notion d’ennui, les formes qu’elle recouvre ont beaucoup varié avec le temps. La notion a été médicalisée dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous la forme de la neurasthénie, mais aussi du simple ennui, ce qui en a changé la perception ».
Si l’ennui ne date pas d’aujourd’hui, il n’existe pas dans toutes les civilisations. C’est du moins la conclusion à laquelle est parvenu Patrick Lemoine après avoir mené une recherche éthologique sur la question: « Les peuples qui vivent dans des conditions proches de la nature du type Papous, Jivaros, ne connaissent pas le mot « ennui ». On ne peut pas le traduire dans leurs langues. » Il ajoute: « Lorsqu’on voit les Massaï rester pendant 5h à rêvasser en regardant leurs vaches paitre, ils ne s’ennuient pas. Ils font quelque chose en ne faisant rien. Les extrêmes-orientaux ont trouvé la solution avec les activités non utiles comme la méditation ou le yoga. Ce sont des ennuis sublimés! » Et de conclure: « L’ennui vient des conditions artificielles de vie en dehors d’un milieu naturel.« . C’est pourquoi, selon lui, les animaux peuvent eux aussi s’ennuyer lorsqu’ils sont placés en cages. « Dans les zoos, on voit des ours et des éléphants – des animaux intelligents- se balancer interminablement. Ce sont des signes d’ennui« .
Synonyme de vide (voire de mort ?) l’ennuie effraie, et pourtant il serait salutaire. Patrick Lemoine préconise ainsi de se ménager, chaque jour, des « plages d’ennui », pour lutter contre l’hyperactivité galopante de nos sociétés modernes, pour se réapproprier le vide qui fait si peur, pour laisser notre esprit gambader. « L’intolérance à l’ennui est de plus en plus forte. Les gens ne rêvassent plus. On a toujours quelque chose pour nous occuper. Or je pense que c’est de l’ennui que naît l’intelligence, la créativité. Il faut garder des moments dans la journée pour glander! » Si c’est un médecin qui le dit…
(1) ed. Armand Collin, 2008
(2) Publications de La Sorbonne, 2012
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