La Maison Blanche, Barack Obama et maintenant la ministre des affaires étrangères australienne sont des pionniers dans l’usage des émoji en politique. Mais peuvent-ils vraiment servir leurs ambitions ?
Julie Bishop, la ministre des affaires étrangères australienne, a récemment donné une interview singulière à Buzzfeed, en répondant uniquement par des émojis aux questions du journaliste. Elle a ainsi commenté l’état des relations diplomatiques entre l’Australie et différents pays, rien qu’avec ces émoticônes améliorés, d’ordinaire réservés aux réseaux sociaux et aux SMS. Cette interview politique inédite annonce-t-elle l’avenir du langage politique ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un leurre rhétorique et ludique pour la jeunesse
Depuis la fin de l’année dernière, de plus en plus d’institutions et de personnalités politiques tentent en tout cas d’utiliser les émojis. Ils consacrent ainsi une invention du Japonais Shigetaka Kurita datant de la fin des années 1990, destinée à faciliter la communication électronique de la firme pour laquelle il travaillait (i-mode). En quelques années les fameuses mimiques faciales sont devenues le premier langage global. Comme pour les réseaux sociaux, le personnel politique n’est donc pas avant-gardiste, mais plutôt opportuniste.
La Maison Blanche a été précurseur en matière d’utilisation institutionnelle des émojis. En octobre 2014, elle lançait une campagne décorée de quelques pictogrammes sur Twitter pour promouvoir son plan d’aide à la génération des « milennials » – jeunes âgés d’une vingtaine d’années. A l’époque, l’usage des émojis est encore cosmétique : un drapeau américain et un bonnet de diplômé complètent simplement le message, et sont donc aisément compréhensibles.
Here’s how the Affordable Care Act is benefiting millions of young Americans → http://t.co/ayzVqvw674 #ACAWorks pic.twitter.com/SFEGOrZeVq — The White House (@WhiteHouse) 9 Octobre 2014
Barack Obama lui-même a fait allusion aux émojis en juin 2014 au détour d’un discours à Pittsburg en parlant de sa fille, sans préciser s’il les utilisait lui-même : « Malia, par exemple, m’a écrit une lettre pour la fête des pères, qui était évidemment plus importante à mes yeux que si elle m’avait simplement envoyé un petit émoji par SMS ». Être moderne, Obama sait faire. Il a même pris part au débat sans fin sur la prononciation du mot « Gif ». Profitant de cette image digital-native d’Obama, le Guardian a live-tweeté et traduit intégralement en émojis son discours sur l’état de l’Union de début d’année (State of the Union). Le résultat demeure…énigmatique !
Un nouvel avatar de la langue de bois ?
C’est que cet usage ne correspond pas à la vocation première de l’émoji, explique André Gunthert, chercheur en histoire culturelle et études visuelles à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) :
« En principe les émojis interviennent en ponctuation d’une phrase, en complément d’un énoncé textuel. Il est difficile de décoder une phrase intégralement composée d’émojis. Cela relève plus du rébus, c’est-à-dire une énigme amusante que l’on peut passer du temps à décrypter. Or ce n’est pas le rôle du langage de ralentir le temps de la communication ».
Alors, faut-il s’attendre à ce que les politiques s’adonnent de plus en plus à une rhétorique imbibée d’émojis, voire à ce qu’ils deviennent un succédané de langage pour eux ? Cela reste hautement improbable, car ces petits pictogrammes dont les ados sont friands demeurent limités pour faire passer un discours politique complexe. Le site australien The Vine a d’ailleurs tourné en dérision l’interview en émojis de la ministre des affaires étrangères australienne sur Buzzfeed, en publiant une fausse interview en émojis du Premier ministre, afin de montrer l’absurdité et les évidentes limites du procédé. Ironique, l’introduction de l’article critique la langue de bois gouvernementale, dont les émojis pourraient être le nouvel avatar : « Nous devons continuer à poser ces questions à notre gouvernement, même si tout ce que nous obtenons en réponses sont des émojis ».
Le penchant de certain(e)s responsables politiques « cool » pour les émojis relève donc davantage de la communication que de l’innovation rhétorique. André Gunthert conclut :
« D’un coté il y a ce qui relève de l’activité politique proprement dite, où les discours sont très importants et où les nuances d’une parole élaborée sont précieuses, et de l’autre il y a ce qui relève de la communication, qui se manifeste sur les réseaux sociaux et qui sert plutôt à ‘faire moderne’ ».
{"type":"Banniere-Basse"}