[Leïla Slimani, rédactrice en chef] La romancière souhaitait interviewer la chroniqueuse judiciaire au Monde. Une rencontre d’une belle évidence avec cette journaliste à la recherche du mot juste pour mieux rendre justice aux personnes qu’elle écoute.
Cela fait plus de dix ans que je lis les chroniques judiciaires de Pascale Robert-Diard dans Le Monde, et j’éprouve pour cette journaliste une immense admiration. Elle est une merveilleuse observatrice du monde de la justice et, plus que ça, une plume qui sait saisir des instants de poésie et d’humanité là où personne ne les attendrait.
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Je suis depuis toujours fascinée par le fonctionnement de la justice. Cela n’a pas à voir simplement avec mon histoire personnelle et l’erreur judiciaire dont a été victime mon père (qui fut injustement incarcéré lorsqu’elle avait 21 ans et ne fut innocenté qu’à titre posthume en 2010 – ndlr). Le procès est un moment où les mots sont essentiels.
Les mots qui racontent, qui expliquent, qui défendent. C’est un temps où les êtres apparaissent dans leur plus grande vulnérabilité et où ils montrent parfois les versants les plus sombres de l’homme. Un lieu où tout ne peut pas être rationalisé, expliqué, compris. Un lieu romanesque en somme.
Leïla Slimani – La chronique judiciaire se situe entre la littérature et le journalisme. De grands écrivains comme Jean Giono, André Gide ou Colette lui ont conféré un certain prestige. Cette dimension littéraire a-t-elle contribué à votre choix de pratiquer ce genre ?
Pascale Robert-Diard – Au départ, je voulais surtout raconter la déflagration du crime sur les autres. Mais, petit à petit, cette dimension littéraire a pris de l’importance. En plus de quinze ans de pratique, mon écriture a changé et je me suis peu à peu affranchie des codes. L’arrivée d’internet a beaucoup fait évoluer ma pratique du métier.
“Aujourd’hui, je pense que je me suis vraiment affranchie des codes classiques de l’écriture journalistique”
J’ai commencé la chronique judiciaire via mon blog sur le site du Monde, et ça a été une forme de libération fantastique, grâce aussi à l’utilisation des liens hypertextes. Cela peut sembler un détail, mais dans la construction d’un article, vous faites toujours cinq lignes de rappel des faits précédents qui vous plombent l’écriture. Et les liens hypertextes m’ont permis d’évacuer cette partie.
Le blog m’a donné une liberté incroyable, que j’ai ensuite retranscrite dans le journal. Et, aujourd’hui, je pense que je me suis vraiment affranchie des codes classiques de l’écriture journalistique. En réalité, dès son apparition au XIXe siècle, la chronique judiciaire a été empreinte d’exigence littéraire.
Est-ce que cela n’est pas aussi lié au fait que, lorsque l’on a affaire à la nature humaine, à des choses si profondes et si complexes, la littérature nous aide à saisir ces ambiguïtés ?
On a affaire en permanence à des cas délicats où les gens ont peu de mots. Et je considère que le respect que je dois aux gens que j’entends pendant les audiences ce sont les mots justes. Je dois essayer d’éviter l’adjectif facile.
Pourquoi dites-vous qu’ils ont peu de mots ?
Très souvent, les accusés – qui sont majoritairement des hommes, des gens qui, au départ, n’ont pas vécu dans des conditions parfaites – n’ont pas les mots. J’étais journaliste politique avant, et je ne m’étais pas aperçue que la langue que je parlais et que j’entendais tous les jours était une langue parmi d’autres. Quand j’ai commencé à suivre des procès, j’entendais des accents, des fautes de français, etc. Et je me disais : “Mais elle est là la langue !”
J’avais complètement oublié que la langue technocratique, de Bac +8, qu’on entendait à l’Assemblée nationale, à Matignon ou à l’Elysée n’était pas LA langue. Et de réentendre ce français parlé par des gens qui butent sur les mots, qui en prennent un pour un autre, qui ne les ont pas, qui font plein de fautes, ont des accents et vous disent plein de choses d’eux à travers tout ça, c’était très beau.
Dans votre livre Jours de crimes (1), on trouve une chronique sur la fin de l’éloquence. Vous citez un avocat qui explique que l’éloquence n’est plus possible car l’on vit dans une société qui n’accepte plus un vrai conflit. Pensez-vous que l’éloquence a disparu ?
L’éloquence n’est pas morte, bien au contraire. J’ai récemment été membre du jury du Concours de plaidoiries d’élèves avocats au Mémorial de Caen. Il y avait beaucoup de femmes de grand talent, ce fut un vrai plaisir. Très longtemps, on a pensé que les femmes n’étaient pas faites pour le pénal, car elles n’ont pas la voix qui porte, ni la prestance physique nécessaire.
Récemment, pendant un procès, alors que je me demandais pourquoi on avait eu ces préjugés (moi compris), une avocate m’a fait remarquer que presque toutes les salles d’audience sont aujourd’hui équipées de micro. Cela a mis tout le monde sur un pied d’égalité.
La magistrature et le métier d’avocat se sont beaucoup féminisé·es, est-ce que cela a produit des changements ? Y a-t-il un regard différent dans le traitement des violences sexistes et sexuelles ? Et, depuis MeToo, avez-vous constaté un changement dans le traitement de ces affaires-là ?
Je ne peux pas vraiment donner mon avis sur le système judiciaire, car je ne couvre pas un panel assez large de procès. Mais ce que j’ai pu constater, c’est qu’en ce qui concerne les procès liés aux féminicides, il y a très clairement eu un changement au niveau des jurés, qui sont davantage sensibilisés et informés sur ces questions-là.
“Je pense que l’absence de parité dans un tribunal est un problème”
Aujourd’hui, un homme qui est poursuivi pour le meurtre de sa femme prend une peine beaucoup plus lourde qu’avant. Cette justification par l’amour inconditionnel que l’on a longtemps entendue dans les tribunaux est désormais totalement inaudible, on reconnaît qu’il s’agit avant tout d’un désir de possession.
Je pense toutefois que l’absence de parité dans un tribunal est un problème. La population poursuivie est majoritairement masculine, et je pense que c’est très compliqué pour eux lorsqu’ils ont en face un tribunal uniquement composé de femmes. Il faut aussi entendre la parole des hommes violents, car sinon on risque de ne comprendre qu’une partie du problème.
Dans vos chroniques, vous faites souvent preuve d’un grand humanisme, vous regardez aussi beaucoup les proches d’un assassin. Pensez-vous que l’on a de plus en plus de mal aujourd’hui à faire preuve d’humanité pour l’autre côté ?
C’est en effet ce qui fait que j’aime profondément l’audience : lorsque, à un moment donné, on voit apparaître la complexité de n’importe quel être humain. Ce moment de bascule où l’on réalise qu’un homme peut être le pire des salauds tout en étant un très bon fils, un très bon père ou un ancien enfant charmant. A contrario, une victime n’est pas toujours parfaitement une petite chose vulnérable et fragile.
Les meurtres conjugaux sont d’une extrême complexité dans les relations de pouvoir qu’ils dépeignent, et même si bien sûr elles n’ôtent pas la vie, les femmes peuvent aussi parfois faire très mal avec les mots. Mais l’audience, malgré tout, c’est un endroit où l’on s’explique. Les mots qui tombent publiquement sur l’accusé, sur sa famille, et puis sur la plaignante et sa famille aussi… Tout ça s’exprime en même temps, et on voit l’effet des mots sur les gens. C’est unique, et il n’y a que le procès qui peut le faire.
Beaucoup d’avocats s’insurgent contre le fait que l’émotionnel a pris une place importante et que l’on a perdu en rationalité…
“Le journalisme judiciaire est une grande tribu très confraternelle”
On a perdu en rationalité pour une raison simple, qui est qu’au départ la victime n’existait pas. Il y avait un équilibre à rétablir, c’est certain. Etre en compassion avec la victime, c’est beaucoup plus facile à raconter pour un·e journaliste. La complexité, la difficulté d’une relation, c’est plus exigeant, cela demande plus de temps, c’est moins blanc ou noir. Un beau procès, c’est un procès où il y a du gris, et c’est beau parce que c’est juste.
Qu’est-ce que c’est la vie d’un·e chroniqueur·euse judiciaire ? Y a-t-il une solidarité entre journalistes ?
Le journalisme judiciaire est une grande tribu très confraternelle, qui a d’ailleurs l’une des plus vieilles associations, l’Association confraternelle des journalistes de la presse judiciaire, qui date de la fin du XIXe siècle. Nous sommes tous mis sur un même pied, on est assis, tout nous arrive en même temps, et chacun fait son travail ensuite comme il le veut, comme il le peut et avec le temps qui lui est imparti.
Lorsque l’on couvre un procès pendant plusieurs semaines en dehors de Paris, on ne vit que pour ça : on est ensemble à l’audience, on écrit nos papiers, si on a le temps on va dîner ensemble, et alors là on refait le procès. On vit dedans, rien d’autre ne compte.
Avez-vous déjà eu des moments de dégoût durant une audience ?
J’ai eu quelques moments de dégoût, mais rares. Au moment où est détaillé le crime, je coupe un peu, c’est la partie qui ne m’intéresse pas. Je crois que l’affaire où j’ai ressenti le plus grand dégoût, c’est celle de Georges Tron, parce que c’était glauque, et que cela n’avait pas d’intérêt à être raconté.
Il m’arrive parfois de pleurer aussi, tellement certaines scènes sont bouleversantes. Un dialogue d’audience m’a beaucoup marquée récemment : c’est un jeune garçon de 18 ans qui dépose au procès de son père, lequel a tué sa mère. Il avait 13 ans à l’époque et se retrouve dans une situation très particulière puisqu’il était seul dans la maison la nuit où cela a eu lieu.
Depuis le début, les juges d’instruction pensaient qu’il avait entendu beaucoup plus de choses que ce qu’il disait, mais qu’il était bien évidemment dans un conflit de loyauté absolu. Et, à un moment donné, l’avocat général lui dit : “Mais enfin, on sent que vous n’avez peut-être pas tout dit, c’est très important, (…) peut-on être neutre face à la mort de sa maman ?” “Peut-on être neutre quand on a son père dans le box ?”, répond le jeune homme sur lequel la justice exerce une pression monstrueuse, et moi, je le regarde, je suis une voyeuse, il y a sa famille à côté, son père dans le box… Ça m’a bouleversée.
Dans vos chroniques, vous donnez une place très importante au corps. Vous décrivez souvent le physique des gens, leur façon de se tenir, etc. La place de notre corps compte-t-elle réellement dans l’explication d’un crime ?
Le corps compte énormément. Tout compte, à vrai dire. Dans l’histoire de Dominique Cottrez, qui avait tué ses huit nouveau-nés (entre 1989 et 2000 à Villers-au-Tertre, dans le Nord – ndlr), c’était évident. Elle était obèse, et pourtant personne ne la voyait. Son corps n’existait pas. Elle travaillait comme aide-soignante, avec des corps malades, fatigués et vieux.
Deux experts psychiatres s’étaient intéressés à elle, et on comprenait qu’ils avaient été stupéfaits par l’intelligence qu’ils avaient découverte chez elle. Comme si, derrière ce corps, on n’avait pas soupçonné qu’il puisse y avoir un cerveau bien fait.
“L’urgence, c’est de changer la prise en charge des victimes dans les commissariats et les gendarmeries”
Que pensez-vous des personnes qui témoignent de harcèlement, d’agression sexuelle ou encore de viol dans les médias et qui expliquent ne pas souhaiter déposer plainte puisque trop d’affaires sont classées sans suite ?
Je pense d’abord que tout le monde ne peut passer par les médias ou les réseaux sociaux. Tout le monde n’a pas la même écoute qu’une actrice de cinéma ou une championne de sport. Et je crois que ce n’est pas un service à rendre aux autres femmes que de ne pas vouloir aller devant un juge. Il n’y a que la justice qui protège aujourd’hui, et elle protège tout le monde.
Les accusés aussi ont des droits. Bien sûr, le droit n’est pas parfait, mais c’est tout de même ce que l’on a de mieux pour remplacer la loi du talion. L’urgence, c’est de changer la prise en charge des victimes dans les commissariats et les gendarmeries.
Au mois de décembre dernier, la chambre de l’instruction a jugé l’assassin de Sarah Halimi “pénalement irresponsable” en raison d’une “abolition du discernement », une décision qui a divisé l’opinion. Comment comprenez-vous la polémique que cela suscite ?
Dans une société en colère comme la nôtre, je crois que l’on a du mal à admettre que quelque chose ne puisse pas être compris. Or, ayant assisté à de nombreux procès, je peux affirmer qu’il y a des tas de choses et de gestes incompréhensibles. Et la justice ne peut pas tout. Nous avons un très beau principe en droit : la justice ne juge pas les fous.
Si l’accusé n’est pas en mesure d’expliquer, où est le procès ? Que peut-on pour lui ? Je pense que l’on peut en effet être antisémite et fou, mais on est d’abord fou. Et à partir du moment où l’on est reconnu comme étant irresponsable, on ne peut pas être jugé, parce que la peine est faite pour être comprise et entendue par celui qui la reçoit.
Vous utilisez souvent les mots “beau” ou “magnifique”… Finalement, un procès, c’est aussi de la poésie ?
Une audience peut être particulièrement belle parce que le moment est sinistre. On est souvent face à des gens pauvres, vulgaires ou idiots, et quand tout d’un coup, au milieu de ce portrait désastreux qui est fait de l’accusé, on voit arriver un témoin, un bon copain qui raconte combien il a été formidable avec lui… C’est un moment d’une grande beauté.
C’est tellement facile, quand quelqu’un est désigné par le crime, de ne se souvenir que du noir qu’il y a en lui, que lorsqu’une personne raconte des anecdotes qui n’ont rien à voir mais sont belles parce qu’elles disent la vie, je trouve ça magnifique.
1. Jours de crimes de Pascale Robert-Diard et Stéphane Durand-Souffland (L’Iconoclaste, 2018)
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