Amoureux de la littérature classique, le couturier lisait aussi beaucoup d’écrivains contemporains dont l’auteure de Chanson douce.
“Il m’avait conviée à l’un de ses défilés après la publication de mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre, et à la fin du show, on s’est retrouvés dans la salle où il recevait ses invités. On s’est assis et on s’est mis à parler de livres.
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La littérature a toujours été au centre de nos conversations. Il lisait énormément de littérature contemporaine, et il avait des avis très tranchés, très amusants. S’il était très sévère, je crois que c’est parce qu’il aimait beaucoup la littérature classique, et qu’il avait le sentiment que les plus grands écrivains de notre temps étaient morts.
« Il parlait souvent de littérature allemande… Il lisait Goethe quand il était petit, il en connaissait des passages par cœur » Leïla Slimani
Son avis était toujours intéressant et différent de ce que l’on pouvait entendre partout. J’ai eu la chance d’aller dans sa bibliothèque, magnifique, juste à côté de chez lui, rue de l’Université : une pièce immense, avec une hauteur sous plafond incroyable, et des dizaines de milliers de livres. Il était capable d’y retrouver ceux dont on parlait en quelques secondes. Des livres dans toutes les langues : il lisait de la même manière en allemand, en anglais et en français. Il m’avait dit que ça lui était tellement naturel qu’il ne se rendait même pas compte dans quelle langue il lisait. Il m’avait beaucoup parlé de la littérature du XVIIe siècle, surtout Madame de La Fayette. Il aimait cet esprit.
Lui qui aimait tellement les bons mots
De manière générale, il était très sensible au fait d’avoir de l’esprit, aux saillies, et aussi aux moralistes. Je lui avais dit qu’il y avait quelque chose en lui de très XVIIe, qu’il aurait brillé dans les salons littéraires lui qui aimait tellement les bons mots. Il parlait souvent de littérature allemande… Il lisait Goethe quand il était petit, il en connaissait des passages par cœur. Il m’avait aussi beaucoup parlé de Thomas Mann.
C’était quelqu’un qui était capable de vous parler très précisément d’un chant de l’Iliade et de l’Odyssée. Il avait eu une éducation d’honnête homme, très classique. Et puis il adorait Michel Houellebecq, il le trouvait génial, subversif. Ce qui lui plaisait beaucoup, c’est que Houellebecq ne cédait pas au politiquement correct. Karl Lagerfeld avait énormément d’humour, de distance par rapport à la vie, et ce qui est assez drôle, c’est qu’il était une icône, une figure du consumérisme et de notre capitalisme d’aujourd’hui, et en même temps, quelqu’un qui était capable d’avoir un regard très lucide là-dessus, capable de faire un pas de côté pour ne pas être dévoré par cette société de consommation.
« Il avait digéré, compris, assimilé tellement d’images, de figures, d’histoires, et cela ne lui pesait pas, au contraire, c’est son érudition qui l’aidait à créer » Leïla Slimani
C’est ce qui était le plus incroyable : dès qu’on essayait de l’enfermer, il avait tout de suite un mot pour bien montrer qu’il savait absolument où il en était, qu’il s’en fichait de ce que les autres pensaient de lui.
“Vanité des vanités, tout est vanité”
Je crois que de manière générale, il y a deux sortes d’artistes : ceux, et ce sont les plus nombreux aujourd’hui, qui pensent qu’ils peuvent créer sans connaissances du passé – entre nous, les auteurs qui disent “moi j’écris et je n’ai jamais lu”, je n’y crois pas… – et ceux qui créent avec tout ce qui a été fait avant, qui s’inscrivent dans une histoire. Karl Lagerfeld était de ceux-là : il avait digéré, compris, assimilé tellement d’images, de figures, d’histoires, et cela ne lui pesait pas, au contraire, c’est son érudition qui l’aidait à créer.
Et c’est aussi cette érudition-là qui l’a aidé à se protéger du marché. Il était un grand lecteur parce qu’il avait une vraie connaissance de ce qu’était la condition humaine. C’était quelqu’un d’une grande profondeur. Sa vision de l’humanité ? “Vanité des vanités, tout est vanité”, dit L’Ecclésiaste… Au fond, il ne jugeait pas les hommes. Il avait une grande tendresse pour eux, car il se rendait compte de sa propre faiblesse, de sa finitude. Donc, oui, vanité des vanités, tout est vanité : ça peut donner des ailes, ou vous écraser. Lui, ça lui a donné des ailes : il a fait de sa vie un roman, une histoire extraordinaire.”
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian
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