En convoquant les grands manitous du Net au forum du eG8, Nicolas Sarkozy réaffirme sa volonté de “civiliser” Internet. Au risque de voir le réseau fondé sur l’indépendance et la transparence livré aux puissances économiques.
Conçu comme un préalable au G8, qui inscrit pour la première fois “la question d’Internet” à l’ordre du jour, le forum eG8 invitait à Paris les 24 et 25 mai les leaders mondiaux des nouvelles technologies pour discuter des enjeux liés au développement du Net et du secteur numérique. Vu le poids d’Internet dans l’économie aujourd’hui, l’idée fait sens.
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Pourtant, cet événement organisé par Publicis, “entièrement financé par le secteur privé”, a des contours et des buts assez flous. Comme l’a révélé La Tribune, Publicis propose aux “gros” invités de sponsoriser l’événement. Ceux qui paient 250 000 euros ou plus ont, en contrepartie, le droit de “participer aux séances plénières, aux tables rondes”.
Parmi les thèmes abordés, le e-commerce, le financement des infrastructures, les nouvelles mobilisations citoyennes, la propriété intellectuelle… Mais, en toile de fond, le sujet de ces discussions est la gouvernance mondiale d’Internet. Au cours des années 2000, la gouvernance concernait la gestion internationale par l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) des infrastructures et des ressources techniques de l’Internet – adresses IP, noms de domaine…
Contrôler tous les enjeux
A partir du World Summit on the Information Society (2003) sont venues se greffer les questions de fracture numérique, de multilinguisme, de neutralité, de cybersécurité… Aujourd’hui tous les enjeux sont concernés : la libre expression, les standards, la confidentialité des données, le piratage, la surveillance… Il ne s’agit plus uniquement de faire fonctionner le réseau, mais, pour les ayants droit, les gouvernements, les agences de sécurité nationale ou les multinationales, d’obtenir plus de contrôle.
Débattre de ces sujets lors d’une manifestation mêlant de façon aussi incertaine grands intérêts privés et dirigeants politiques ne correspond-il pas à l’idée que Nicolas Sarkozy se fait d’un “Internet civilisé”, notion qu’il a essayé de diffuser depuis plusieurs années ? Ce terme est apparu en Chine en 2006, quand le gouvernement a initié un programme de surveillance et de censure du Net (“Let the winds of a civilized Internet blow”). On l’a retrouvé chez Nicolas Sarkozy depuis le discours de l’Elysée (les prémices d’Hadopi) en novembre 2007 (“Je veux saluer ce moment décisif pour l’avènement d’un Internet civilisé”), jusqu’à l’annonce le 19 janvier dernier du eG8 (“Nous allons mettre sur la table une question centrale, celle de l’Internet civilisé, je ne dis pas de l’Internet régulé, je dis de l’Internet civilisé.”).
Cette vision rallie trois groupes d’influence : les paranoïaques de la cybercriminalité, certains “penseurs” qui rejettent le web participatif, de Facebook à Wikipédia, et les politiques les plus réactionnaires, influencés par les lobbies de l’industrie des contenus. Les cadors de la majorité et du gouvernement, Christine Albanel, Frédéric Mitterrand ou Michèle Alliot-Marie ont repris la notion à l’envi, l’opposant à un Internet “zone de non-droit”, lieu de toutes les turpitudes.
Lors d’un discours à l’Assemblée nationale le 15 décembre 2008, le visionnaire Frédéric Lefebvre appelait à un G20 du Net pour “réguler ce mode de communication moderne envahi par toutes les mafias du monde”. Néanmoins, sous l’impulsion de certains membres un peu plus éclairés de l’UMP, la notion d’Internet civilisé semble s’être récemment assouplie – la députée Laure de la Raudière l’annonçait dans un twit mi-avril, “l’Elysée aurait abandonné l’expression ‘Internet civilisé’. Si vous saviez combien cela me fait plaisir…”
Une « oligarchie sécurisée » pour maîtriser Internet
Les préoccupations économiques et le réalisme technologique et juridique commencent à l’emporter sur le tout-sécuritaire, et on pouvait lire il y a un an dans un rapport du groupe de travail UMP “Ethique du numérique” quelques réflexions cohérentes avec les usages et la culture du Net : pérennisation de l’adresse IP comme donnée non personnelle, remise en cause de l’“arsenal de sanctions” contre les utilisateurs…
On y trouvait aussi l’idée qu’il fallait “encourager un plus grand volontarisme des pouvoirs publics français et des institutions européennes afin de faire progresser la régulation du Net, au niveau communautaire et international puisque cette question dépasse largement les frontières nationales”. Dans les gènes de l’UMP comme dans ceux de la tradition jacobine française, demeure l’idée que rien ne saurait exister sans organisme de contrôle. Si l’on ajoute à cela la touche personnelle de Nicolas Sarkozy – sa confiance à l’égard des grands patrons –, on obtient ce raout mondial.
Plus qu’un complot visant à surveiller les internautes, il suggère un Yalta du web, un Internet aux mains d’“une poignée de milliardaires” comme le dénonce Internet sans frontières, un espace circonscrit tenu par quelques grandes entreprises dont les intérêts convergent avec ceux des gouvernements. Par exemple, l’accès aux données des internautes intéresse les premières à des fins publicitaires, les seconds de surveillance. Comme le souligne le journaliste britannique du Guardian et de Wired, Bobbie Johnson, on est peut-être en train d’assister à la fabrication d’une oligarchie sécurisée qui se construit hors de tout contrôle démocratique dans des négociations opaques, ouvertes à tous les lobbyings.
Mais n’est-il pas déjà trop tard pour s’en alarmer ? La vision d’un Internet totalement libre n’est-elle pas une utopie dépassée ? Douglas Rushkoff, théoricien des médias, le pense : “A plusieurs reprises, j’ai proposé que l’on accepte le fait qu’Internet est construit sur une architecture fondamentalement hiérarchique, qu’on le laisse aux mains des entreprises qui le gèrent déjà et que l’on réfléchisse à la construction de quelque chose d’autre, pour nous-mêmes.”
Anne-Claire Norot
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