Si les années 90 résonnent encore en nous, c’est parce que beaucoup d’entre nous les ont traversées frontalement et attentivement. La décennie nous a formés, a affiné nos goûts. Cette attention fut indexée à cet “âge des possibles”, titre d’un film de Pascale Ferran sorti en 1995. Ceux qui avaient entre 20 et 30 ans […]
Si les années 90 résonnent encore en nous, c’est parce que beaucoup d’entre nous les ont traversées frontalement et attentivement. La décennie nous a formés, a affiné nos goûts. Cette attention fut indexée à cet “âge des possibles”, titre d’un film de Pascale Ferran sorti en 1995. Ceux qui avaient entre 20 et 30 ans alors – l’âge des auteurs d’un essai collectif, Une histoire (critique) des années 90, et des commissaires d’une exposition au Centre Pompidou-Metz –, se rappellent que nous étions un peu des “égarés”, c’est-à-dire des aventuriers (découvrir le monde et la création), mais perdus (comment saisir leurs chemins tortueux et éclatés ?).
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D’un suicide – Kurt Cobain – à un autre – Guy Debord –, en 1994, de la fin de l’histoire à la fin de la révolution, bêtement prédites par les intellectuels réacs déjà dominants, la mort et les spectres ont hanté la décennie. Même sans mur (de Berlin), le monde restait emmuré dans une idolâtrie conservatrice et mortifère. A leurs marges, les années 90 furent parfois joyeuses, surtout pour ceux qui, échappant à la sinistrose, inventèrent d’autres formes de vie, se réfugièrent dans des alcôves ou ces zones autonomes temporaires théorisées par Hakim Bey, dont les free parties furent l’un des visages radieux.
Notre égarement avait le charme étrange d’un écartèlement entre la soumission à l’ordre dominant du mainstream et l’exploration des marges, politiques et culturelles, très vivaces. La “génération X”, évoquée par Douglas Coupland dans son roman de 1991, s’est construite sur cet écart. D’où la difficulté de réduire la décennie à des principes généraux puisque la périphérie brouillait toujours le centre, puisque les bulles agitaient l’eau tiède.
Au sein de ce vaste paysage, parfois dévasté, chacun tracera, au nom de ses propres critères, des motifs joyeux ou mélancoliques. A la fois trop proches pour être complètement digérées, et trop lointaines pour permettre d’en conserver la mémoire totalement vive, les années 90 ont surtout eu le malheur de se retrouver coincées entre deux autres décennies “monstres” qui en ont absorbé en partie les motifs : en amont, les années 80, qui marquèrent le moment du basculement néolibéral, dont nous sommes encore les héritiers contrariés ; en aval, les années 2000, engluées dans une crise dont nous n’entrevoyons toujours pas l’issue.
Si l’esprit dominant des 90’s avait voulu enterrer les illusions collectives, notamment celle de la révolution, le réveil d’une pensée critique et du mouvement social au mitan de ces mêmes années a incarné le début d’autre chose : l’extension du domaine des luttes, qui n’ont plus disparu depuis, comme un écho inquiet à l’impasse politique générale. “De la fin de tout au début de quelque chose” : c’est donc au point d’intersection d’une éclipse et d’un réveil que s’ajustent les souvenirs des années 90, comme le suggère l’historien des idées François Cusset (lire entretien dans le magazine en kiosque mercredi).
Entre cette fin et ce début, ce tout et ce quelque chose, ces années troublées ont oscillé au fil d’événements dispersés, dont Les Inrockuptibles, devenus hebdomadaire au milieu de ces années, furent les témoins curieux. Les témoins d’une décennie dont nous portons encore confusément les traces, sinon les souvenirs engloutis par l’accélération de tout, y compris de ce qui reste en nous ; de ce qui reste de nous, malgré tout.
Jean-Marie Durand
Dans les Inrocks cette semaine : Faut-il regretter les années 90 ? Retrouvez le numéro en kiosque à partir de mercredi, et dès à présent dans notre boutique en ligne.
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