1. Autour de moi, tout le monde a envie de voir La Vie d’Adèle. Avec un ami cinéaste, nous avions l’habitude de faire la liste des choses de la vie que le cinéma renonce d’habitude à représenter. En gros, tout ce qui est lié aux classes sociales : les écarts de langue, les différences de […]
1. Autour de moi, tout le monde a envie de voir La Vie d’Adèle. Avec un ami cinéaste, nous avions l’habitude de faire la liste des choses de la vie que le cinéma renonce d’habitude à représenter. En gros, tout ce qui est lié aux classes sociales : les écarts de langue, les différences de goût culturel, l’assurance que confère la bourgeoisie, l’aisance sociale ou la sensation d’être de trop, la nécessité impérieuse de travailler le plus tôt possible ou pas, les ambitions ou la sexualité qu’on s’autorise, bref, l’individu plus ou moins armé face à ce qu’on appelle “la société”, rarement accueillante. C’est le sujet d’Adèle. Adèle : extension du domaine du cinéma. Adèle, personnage ô combien politique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
2. Adèle est un film très français. Lumière, Renoir, Rohmer, Pialat, Eustache, Stévenin, Kechiche. Flaubert, Maupassant, Zola, Aragon – et Houellebecq, tiens, si j’osais. “Et Courbet !”, grognerait Straub. La bonne vieille question du réalisme français, et le regard ébahi d’une jeune fille qui découvre TOUT à la fois. Le plaisir et la souffrance. Vie d’Adèle/Vie de Marianne. En trois heures de projection. Un cinéaste français, c’est quelqu’un qui essaie de capter ça à heures fixes, avec le concours de quelques dizaines de personnes, pendant quelques semaines, une fois tous les trois ou quatre ans. La plupart du temps, fatalement, il acquiert vite une réputation d’emmerdeur épouvantable. Qui gueule pour un rien, qui n’est pas marrant, qui change tout le temps d’avis, qui oublie de dire “merci”, qui ne sait pas toujours ce qu’il cherche et encore moins comment le trouver, qui tâtonne, recommence, prend le double du temps prévu et exploite son monde. Et qui parle mal aux gens, parfois. Ben oui. On redécouvre, effarés, que les artistes sont bien souvent des monstres d’égoïsme ? Et que les cinéastes sont les pires ? Plus ils sont grands, plus ils sont chiants ? Rapport au travail collectif et à la création à heures fixes ? Ben oui. Mais allez donc imposer votre “vision” à une équipe qui, quoi qu’il arrive, enquille un autre tournage après le vôtre… Pendant que vous marnerez trois ans sans tourner. Au mieux. Kechiche préférerait s’entourer de ses fidèles et de débutants tout dévoués ? La bonne blague. Vu ses ambitions, il serait fou de ne pas le faire…
3. Les techniciens de son époque, qui devaient être pires que ceux d’aujourd’hui, bien plus corporatistes et fort peu ouverts à la nouveauté, Jacques Tati les appelait “ces types”. Pas gentil, mais “ces types” lui en avaient fait voir de toutes les couleurs pendant qu’il essayait de créer un monde avec Playtime. Seul contre tous. De nos jours, le rapport de force sur un tournage – ça existe, figurez-vous, comme les classes sociales – s’est plutôt inversé en faveur du réalisateur, auteur tout-puissant, j’en conviens. Il n’empêche que les monstruosités sadiques que l’on prête à Kechiche sur le tournage d’Adèle font sourire tant elles paraissent vénielles, dérisoires – surtout si on les compare aux légendaires colères des plus grands cinéastes. Il aurait emprunté un pull rouge à un membre de l’équipe sans le remercier ? Réclamé une montre qu’il n’aurait finalement pas utilisée ? Mangé des huîtres avec ses actrices sans inviter tout le plateau – une autre source affirmant qu’il a bel et bien invité tout le monde, qui croire ? On s’y perd… Ah, parlez-moi du tournage idyllique de Boule et Bill, du très gentil réalisateur des Gamins et des bonnes heures sup des Astérix ! Tandis que ce pervers de Kechiche…
4. J’arrête. Mais il n’empêche que cette petite campagne anti-Kechiche, initiée par le Spiac- CGT et relayée par les hilarantes anecdotes d’un article du Monde, laisse une impression bizarre. Kechiche endosse le rôle trop évident du bouc émissaire successfull en pleine négociation de la fameuse “convention collective étendue” dans le cinéma. Il s’agit de lui faire porter un chapeau trop large pour lui. De faire un exemple retentissant. La ficelle est un peu grosse, et le procédé très moyen.
Frédéric Bonnaud
Retrouvez le nouveau numéro des Inrocks en ligne ici et en kiosque à partir du 5 juin. Au sommaire : Sofia Coppola, Emma Watson : gang de filles ; Homeland, saison 2 ; Turquie, les raisons de la colère
{"type":"Banniere-Basse"}