De quoi réussir sa vie est-il le nom ? D’un compte en banque – voire de plusieurs – tendu comme la panse d’un animal trop bien nourri, tellement gavé qu’il peine à avancer ? D’un matérialisme jamais rassasié de possessions obsolètes sitôt acquises ? Tous ces désirs infligés qui nous affligent. Il faut voir comme […]
De quoi réussir sa vie est-il le nom ? D’un compte en banque – voire de plusieurs – tendu comme la panse d’un animal trop bien nourri, tellement gavé qu’il peine à avancer ? D’un matérialisme jamais rassasié de possessions obsolètes sitôt acquises ? Tous ces désirs infligés qui nous affligent. Il faut voir comme on nous parle.
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Il ne s’agit pas ici de mépriser l’argent, ni de faire comme s’il ne servait à rien. Il faut n’en avoir pas eu pour savoir ce qu’il vaut. Pour autant, l’argent est-il le seul moteur, la seule raison de mettre un pied devant l’autre, la seule aune à laquelle mesurer la réussite d’une existence ? On pourrait le penser, à écouter les lamentables protestations de la droite à propos de la taxation à 75 % des revenus à partir d’un million d’euros, par part fiscale et par an. Cette droite qui n’a que le mot réussite à la bouche. Taxer les très hauts revenus, ce serait “décourager la réussite”. Variante : “Ah, ce mauvais signal qu’on envoie aux jeunes qui voudraient réussir !”…
À droite, en 2012, réussite = argent. Comme si en gagnant moins d’un million d’euros par an, on n’a pas “réussi”. Combien de “jeunes qui voudraient réussir” gagnent plus d’un million d’euros par an en France, après dix ans de droite dure et alors que cette taxe n’est pas encore appliquée ? Vous qui criez au scandale, que faites-vous des 80 % de Français qui gagnent moins de 31 000 euros par an ? Des 90 % gagnant moins de 40 000 euros et des 99 % à moins de 95 000 par an ? Tous des ratés ?
Oui, 99 % des Français ne sont pas concernés par cette taxe qui vous fait tant trépigner. 99 % des Français n’ont pas “réussi”. Tous ces écrivains, historiens, architectes, mathématiciens géniaux, découvreurs de vaccins, chefs cuisiniers, ingénieurs des ponts et chaussées, on en passe, que le monde entier nous envie… des ratés ! Toutes ces vies, construites maille après maille chaque matin dans l’adversité avec, chevillé au cœur, le désir d’un monde meilleur pour ses enfants, tous ces regards brouillés devant les portes d’une usine qui ferme, ces travailleurs levés à 3 heures, agriculteurs, artisans, petits entrepreneurs, tous ces invisibles qui nettoient la ville et ses bureaux : des ratés, on vous dit !
Déjà, pendant la campagne présidentielle, il fallut supporter l’indignation surjouée face à ce que la droite – et une partie de la gauche sociale-démocrate – considérait comme de la spoliation et leur argumentation faiblarde à propos de ces riches qu’on assassine : vous allez voir ce que vous allez voir ! Les riches partiront, et avec eux l’emploi et avec eux le dynamisme et avec eux l’attractivité de la France. Et tant pis si les dix premières entreprises du CAC 40 réalisent plus de 75 % de leur chiffre d’affaires hors de France, et tant pis si moins d’un quart de leurs effectifs vivent et travaillent dans notre pays alors que les millions de PME et TPE françaises sont, elles, les premiers et réels pourvoyeurs d’emploi !
Aujourd’hui, alors que le pays est au plus mal, le plus grand patron français, l’un des hommes les plus riches du monde dit merde à la France (il jure qu’il continuera de payer ses impôts en France, mais pour combien de temps ?) et que fait la droite ? Elle justifie un acte profondément antipatriotique, le comprend, l’adoube. Et que fait la gauche au pouvoir ? Elle recule. Les 75% ? Oh, n’ayez pas peur, c’est juste pour deux ans hein, pas jusqu’en 2017 comme on se l’était dit en campagne… Et puis tous ces petits trucs du genre dividendes, intérêts, plus-values, stocks-options, bref, les revenus du patrimoine, soit les deux tiers des revenus des grandes fortunes de France, eux, n’entreront pas dans le calcul. Il ne faut pas décourager la réussite. On nous prend pour des cons ? Pensez-vous !
Audrey Pulvar
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