A la veille de nouvelles négociations, la Commission européenne l’assure : le traité transatlantique ne bradera pas les normes sociales et environnementales. Il pourrait pourtant enfanter de nouvelles institutions où multinationales et lobbies joueraient un rôle prépondérant.
« La commission décide d’interrompre les négociations sur le TTIP. Nous reconnaissons que cet accord n’aurait bénéficié qu’à quelques grandes multinationales tout en creusant les inégalités.” Cette déclaration surprenante de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, s’est répandue rapidement sur les réseaux sociaux. Petit problème : sa date de publication. Le 1er avril. Une blague… à prendre au sérieux. Car ce détournement révèle les craintes profondes exprimées par une partie de la société civile, en Europe et aux Etats-Unis, face à ce méga-accord commercial entre les deux puissances. Quelques jours plus tard, le 20 avril, s’ouvrait à New York le neuvième round de négociations. On y parlait de “coopération réglementaire”. Le cœur de ce fameux TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership ou Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) : rendre les marchés européen et américain plus compatibles.
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D’habitude, les accords commerciaux focalisent sur l’abaissement des droits de douane. Ces derniers étant déjà très bas entre l’Union européenne et les Etats-Unis, les négociateurs axent leur travail autour de la levée des “contraintes administratives” qui brident le commerce. “Nous voulons faciliter la vie des entreprises des deux côtés de l’Atlantique, en évitant les doublons”, explique-t-on à la Commission. L’exemple répété comme un refrain est celui du marché automobile : “Il est très difficile pour les constructeurs français d’exporter des automobiles aux Etats-Unis, ajoute le représentant de la Commission. Les ceintures doivent être changées, les pare-chocs adaptés, les rétroviseurs aussi, alors que les voitures françaises sont sûres.” L’idée serait donc de reconnaître les certifications de l’autre, de faire converger certaines normes. Pour la Commission européenne, un tel accord apporterait croissance (0,5 % par an, dans dix ans, dans le meilleur des cas, selon une étude d’impact plutôt optimiste) et emplois. La commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmström, tente de rassurer les opinions publiques en éditant davantage de documents de négociations que son prédécesseur – le texte réellement négocié, lui, n’est pas accessible – et en communiquant abondamment au sujet de l’innocuité de ce traité.
Pourtant, les inquiétudes persistent. Si la Commission assure que ce sont essentiellement des éléments techniques qui seront discutés entre les deux parties, d’autres rappellent que ces éléments, lorsqu’il s’agit de normes environnementales ou sociales, sont des questions éminemment politiques. “La distinction entre décision politique et technique n’est pas claire”, affirme Michel Cermak, de l’ONG belge CNCD et membre de la plate-forme Stop-TTIP. L’Union européenne va-t-elle importer en masse des poulets lavés au chlore, des OGM, des bœufs aux hormones ? Les banques européennes (et américaines) vont-elles faire plier le législateur américain pour qu’il adopte des règles moins contraignantes que celles votées lors de la loi Dodd-Frank en 2010 ? Les services publics seront-ils libéralisés massivement ? Va-t-on sacrifier le principe de précaution ?
Vers un abaissement des normes environnementales et sociales?
Les représentants de grandes entreprises font pression des deux côtés de l’Atlantique pour que la libéralisation soit maximale. De leurs côtés, les négociateurs répètent que le but n’est pas d’abaisser les standards environnementaux ou sociaux. “Concrètement, personne n’imagine que l’on trouvera l’autorisation du bœuf aux hormones et des OGM dans le texte final”, concède Michel Cermak. Aujourd’hui, les inquiétudes s’expriment davantage au sujet des nouvelles institutions que pourrait enfanter un tel traité. Car c’est peut-être par ce biais que les sujets qui fâchent seront abordés. L’accord que comptent signer les deux parties constituera un cadre pour de plus amples discussions. Celles-ci prendront place dans un “organe de coopération réglementaire” dont l’objectif sera de rapprocher les normes et règlements, de discuter de la reconnaissance des certifications et autres simplifications administratives. Pour nombre d’ONG, ce lieu de rendez-vous des régulateurs – en contact avec le monde de l’entreprise – pourrait devenir le cheval de Troie de l’abaissement des normes. “Tout projet de réglementation européenne qui pourrait avoir un impact sur le business devra être soumis à cet organe. Un organe qui institutionnaliserait le lobbying”, lance Michel Cermak.
L’autre institution qui cristallise les craintes des anti-TTIP est ce fameux système d’arbitrage privé RDIE, pour Règlement des différends entre investisseurs et Etats. Le principe de ces tribunaux est d’arbitrer des désaccords entre Etats et entreprises… même si les entreprises sont les seules habilitées à le saisir. Les conflits d’intérêts des arbitres, l’impossibilité de faire appel, l’opacité des décisions de ces tribunaux sont régulièrement critiqués. C’est pour cela que la commissaire Malmström a proposé début mai un tout nouveau système de RDIE, répondant partiellement aux critiques de la société civile. Certains cas plus ou moins récents d’entreprises contestant des législations nationales, considérées comme des entraves au commerce, ont échaudé l’opinion publique. Le cas de Philip Morris attaquant l’Australie et l’Uruguay pour ses lois antitabac est connu. Peut-être autant que celui de Veolia contestant la loi égyptienne sur l’augmentation du salaire minimum ou de l’assureur néerlandais Achmea qui s’estimait lésé par une renationalisation partielle du système de santé en Slovaquie. Pour l’économiste Pierre Defraigne, dont la carrière européenne, de 1970 à 2005, fut bien remplie (il travailla par exemple aux côtés de Pascal Lamy lorsque celui-ci fut commissaire au commerce), “la conjugaison de ces deux outils, le RDIE et l’organe de coopération réglementaire, présente un risque de dépossession de la souveraineté”.
Etats-Unis et Union européenne poursuivent les négociations
Nombre d’associations militent contre le traité transatlantique. Maxime Combes, pour Attac, dénonce un accord qui, “selon les prévisions de la Commission, va augmenter les émissions de gaz à effet de serre et notre dépendance aux énergies fossiles”. D’autres ne rejettent pas catégoriquement l’idée d’un accord commercial. C’est le cas, par exemple, de la Confédération européenne des syndicats (CES). Le principe d’une coopération réglementaire, “si les discussions sont cantonnées à des questions techniques et sous contrôle démocratique”, ne leur pose pas forcément de problèmes. La perspective d’emplois supplémentaires leur paraît attrayante, même si l’on relativise les chiffres présentés par la Commission. Daniele Basso, de la CES, rappelle que “les études à ce sujet sont contradictoires”.
La Confédération européenne ne donne pas pour autant un blanc-seing aux négociateurs. Loin s’en faut. Elle refuse en bloc le RDIE. Elle souhaite qu’un fonds structurel de compensation des effets néfastes du TTIP soit mis en place et qu’une “clause sociale contraignante” soit intégrée dans l’accord. Une clause qui permettrait d’imposer des sanctions commerciales en cas de violation des droits des travailleurs. Car l’autre grande inquiétude que suscite le TTIP est la mise en concurrence des travailleurs. Une inquiétude que résume bien Pierre Defraigne : “Le risque qu’il ne faut pas négliger, c’est le choc des modèles sociaux. Avec un marché unifié, les producteurs vont aller là où la force de travail est moins coûteuse. Aux Etats-Unis, il existe des zones déshéritées où les salaires sont très bas. Il y aura des délocalisations ou des menaces de délocalisations. Les marchés du travail seront mis en compétition.” En attendant, Etats-Unis et Union européenne s’apprêtent à poursuivre leurs négociations. Dixième round prévu en juillet. Rendez-vous à Bruxelles.
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