Vingt-trois suicides en moins de deux ans chez France Télécom. Le psychanalyste Christophe Dejours y voit le signe flagrant de l’échec général des nouvelles techniques de management.
Vous travaillez depuis trente ans sur la souffrance au travail. Comment percevez-vous cet intérêt soudain pour une question longtemps minimisée en France ?
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J’avais analysé le rapport entre santé mentale et travail dès 1980, année de mon premier livre, Travail, usure mentale. Sans que cela n’intéresse personne. Depuis 2007, quelque chose a changé. Au moment des suicides en série chez Renault et Peugeot, des journalistes ont pris cette question au sérieux. Quelque chose avait évolué dans le monde du travail. De nouvelles pathologies sont apparues, on perçoit mieux le conflit spécifique entre la santé mentale et l’organisation du travail. S’il y a de nouvelles pathologies, c’est que l’organisation du travail elle-même a bougé.
Qu’est-ce qui est en cause dans cette nouvelle organisation du travail ?
L’évaluation individualisée des performances et la qualité totale. Je ne l’ai mis en évidence qu’en 2003 après avoir compris que l’élément décisif était l’évaluation du travail de chaque individu comparé aux autres salariés. L’évaluation a bénéficié d’un immense prestige dans la tête des penseurs. Apparue au début des années 2000, fondée sur l’idéologie du mesurage, l’évaluation individualisée repose sur des bases scientifiques erronées. Il est irrationnel de mesurer le travail, il n’y a aucun lien de proportionnalité entre travail et résultat du travail. Il est plus facile de faire par exemple un chiffre d’affaires énorme dans l’agence bancaire d’un quartier riche que dans celle d’un quartier populaire. A ces dérives de l’évaluation s’est ajoutée la présence des ordinateurs. Cet objet technique qu’on pose sur chaque poste de travail, y compris sur le poste d’un ouvrier de chaîne de montage, a eu un impact imprévisible. L’ordinateur est devenu un flic. C’est une logique de contrôle si importante qu’elle mène désormais à l’autocontrôle.
En quoi l’objectif de qualité totale peut-il perturber le salarié ?
La qualité totale est un contre-sens théorique. Le travail ordinaire est forcément perturbé par des incidents, des ratés… Du coup, avec cette exigence de la qualité totale, on pousse tout le monde vers la fraude et le mensonge, en ne faisant pas remonter l’existence des pannes. On triche avec les règles du métier, et on y consent. Les salariés ont des comportements qu’ils réprouvent moralement. Conjuguées avec l’évaluation, ces méthodes de management conduisent à la concurrence déloyale. Chacun devient l’adversaire de l’autre, le tissu social se désagrège, la méfiance remplace la confiance… L’ensemble du système se transforme en un système de menace, monte les gens les uns contre les autres et finit par avoir raison de toutes les solidarités, de toutes les prévenances. C’est parce que avez trop donné à votre entreprise que vous pétez les plombs. La crise d’identité est toujours au centre d’une décompensation, d’une crise psychopathologique.
Que signifie un suicide dans les locaux de l’entreprise ?
En offrant son cadavre à son patron et à ses collègues, on impute clairement la raison du suicide au travail. Mais ce message est aussi une énigme. Parce que c’est une crise, un dérapage. Il y a des gens assez solides pour résister à ça. J’en suis arrivé à la conclusion qu’en s’engageant trop dans son travail, on s’en fait l’otage. Ne se suicident pas ceux qui prennent le travail d’assez loin. Nous sommes dans une situation très particulière dans le monde du travail : on vous demande une adhésion complète, on vous fait des promesses et puis on vous vire.
Que dites-vous à un jeune qui va commencer à travailler ?
Je suis très embêté. Je ne peux pas personnellement, avec mon expérience, m’empêcher de dire : attention au travail. Je n’ai plus confiance dans les mécanismes collectifs d’organisation du travail. Avec le tournant gestionnaire, ce sont les critères de gestion, coupés du travail, qui prennent le dessus. C’est pourquoi je pense que la question des suicides n’est pas une anecdote, elle marque un virage. Elle désigne des transformations de l’organisation du travail qui, à travers le tournant gestionnaire et sa radicalisation, aboutissent à une vraie rupture entre le travail et la culture. Il n’y a plus de continuité entre le travail et la civilisation. On travaille pour quelque chose qui ne sert pas à la culture, à l’accumulation des connaissances. La question du bien commun, de la civilité, du savoir-vivre, est rompue aujourd’hui. Le suicide au travail marque l’entrée dans la décadence, à partir du moment où le rapport entre travail ordinaire et culture est brisé, sciemment, cyniquement. On peut faire autrement : le travail peut aussi générer le meilleur, pas que le pire.
Comment faire pour redonner au travail sa fonction “libératrice” ?
L’Etat prend enfin en compte le problème, c’est important, le ministre du Travail a un vrai pouvoir, il devrait s’en servir. On peut très bien revenir en arrière, arrêter cette évaluation individualisée, lâcher sur les critères de gestion et se poser la question de savoir comment on travaille. Il faut rendre visible la difficulté du travail, revenir à une forme d’assistance, aider les gens dans leur travail, reconstituer une coopération et retrouver une volonté de vivre ensemble.
Christophe Dejours et Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ? (PUF), 128 pages, 12 €
A lire aussi : L’Entreprise, textes réunis par Arnaud Viviant (La Découverte, poche)
Bio express
CHRISTOPHE DEJOURS Psychanalyste, professeur, il est titulaire de la chaire de psychanalyse-santétravail au Conservatoire national des arts et métiers. Il travaille, en pionnier, sur la question du rapport entre souffrance mentale et travail depuis trente ans. Il a écrit, entre autres, Travail, usure mentale (1980), Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale (1998) et Conjurer la violence (2007).
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