Face à l’exploitation capitaliste, plus insidieuse que jamais, le sociologue Luc Boltanski repart au combat avec De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation, essai indispensable.
Le nouvel essai de Luc Boltanski n’aura probablement pas le retentissement considérable du Nouvel Esprit du capitalisme, qu’il avait cosigné avec Eve Chiapello il y a dix ans. Pourtant, les deux livres se complètent l’un l’autre : De la critique constitue le volet méthodologique du premier, et surtout sa traduction politique, qui était restée implicite et comme en suspens. Bref, on tient un manuel très savant de combat théorique à l’usage des militants de gauche pour qu’ils fassent le lien, décisif aux yeux de Boltanski, entre lutte contre l’exploitation capitaliste et pratique de l’émancipation.
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Au passage, il renoue avec la sociologie critique de son maître Pierre Bourdieu, mort en 2002, dont il s’était éloigné au début des années 80. Il y a bien un nouvel esprit du capitalisme, nous dit le sociologue, qui va de pair avec une forme inédite de domination dans laquelle les institutions démocratiques, en dépit de leur neutralité proclamée, jouent un rôle central. Rencontré à Paris, il explique : “La question de la domination est la question politique par excellence, liée évidemment à celle des institutions qui sont censées mettre un terme au conflit, à la dispute, bref, à la violence. Dans une bonne société, les institutions sont sans arrêt contrebalancées, interrogées et même menacées par la critique. Or, il faut parler de domination lorsque les institutions favorisent l’exploitation de certains au profit de certains autres.”
Boltanski ne pense certes pas que l’on vit dans une société bâillonnée ou autoritaire, il avance juste que la critique n’a pas de prise sur la réalité, ce qui est un phénomène nouveau : “Dans ce mode de domination démocratique, l’argument principal c’est le changement. Il faut vouloir le changement, l’accompagner, puisqu’il serait inexorable – comme ne cessent de nous le répéter les sciences sociales et les autres sciences dites exactes. Fondé sur l’expertise et le management, ce régime de domination se veut modeste et procède par interventions ponctuelles avec une précision chirurgicale. C’est un peu le programme du Guépard (l’oeuvre de Giuseppe Tomasi – ndlr), tout changer pour que rien ne change !”
Se déplaçant sur le terrain des institutions, la critique sociale de Luc Boltanski se fait radicale. La lutte contre l’exploitation raterait sa cible si elle ne s’accompagnait de la désacralisation de l’Etat : “L’Etat démocratique continue de jouer un rôle central dans le maintien de l’asymétrie entre les classes dominantes et les classes dominées. L’une des erreurs de la gauche française des vingt dernières années a été d’opposer le méchant néolibéralisme au bon Etat. D’une part, c’était oublier que le problème n’est pas le libéralisme mais le capitalisme et, d’autre part, que le capitalisme a toujours eu partie liée avec l’Etat.”
La fureur “désacralisante” de Boltanski ne s’arrête pas à l’Etat et vise les lois elles-mêmes, qui peuvent également être changées : “Je n’ai rien contre la légalité, mais elle n’est pas sacrée non plus. Le travail actuel d’émancipation requiert une réflexion profonde sur la règle, la loi étant une dimension de la règle – mais ce n’est pas la seule.” Politiquement, le sociologue participe au club de réflexion Louise-Michel, proche du NPA de Besancenot : “Comme beaucoup de gens, je pense qu’il faut donner un sens nouveau au communisme, car l’exigence de partage, de mise en commun, reste absolument d’actualité. Je donne ainsi des arguments à la révolte contre la domination, car la révolte, comme dit Nietzsche, est un coup de marteau sur la réalité pour l’ouvrir à des choses qu’elle n’est pas encore prête à accueillir.”
De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation (Gallimard, coll. NRF Essais), 312 pages, 19,90€
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