[Edouard Louis rédac chef] Alors que le racisme visant les Asiatiques est encore trop peu souvent perçu comme tel, retour sur le malaise de communautés trop longtemps oubliées.
Le 4 décembre 2016, Mai Lam Nguyen-Conan, Française d’origine vietnamienne, regarde “Tout est possible”, le spectacle de Gad Elmaleh et Kev Adams diffusé sur M6, avec ses deux enfants. Arrive un sketch où les deux humoristes caricaturent les Asiatiques. Kev Adams lâche un “Bondour !”, singe l’accent chinois, adopte une “yellowface” (le fait de caricaturer les traits asiatiques), enchaîne les blagues à base de “soussis”. “J’ai eu les boules. J’avais un nœud au ventre. Mais je ne me sentais pas autorisée à le dire. Quand j’ai lu la tribune d’Anthony Cheylan sur Clique, j’en ai pleuré !”
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Le rédacteur en chef de clique.tv, puis la DJ Louise Chen (dans une autre tribune publiée sur le site des Inrocks), dénoncent alors un racisme anti-asiatique, validé sous couvert d’humour, dans la lignée des sketchs de Michel Leeb. La prise de conscience aurait pu être collective, des excuses, présentées. C’était sans compter la rediffusion dudit spectacle le 18 avril dernier sur W9 et la publication par Gad Elmaleh de deux photos détournées de la DJ adoubant (faussement) leur sketch.
“L’intégration est un processus qui ne se termine pas”
La dénonciation des discriminations raciales se retrouve une fois de plus balayée au nom de “la liberté d’expression”. “Je considère qu’on peut rire de tout, mais encore faut-il que ce soit drôle ! Ce qu’on a subi dans la cour d’école sans rien dire, le voir refait devant des milliers de Français et présenté comme quelque chose de normal… je dis non !”, rétorque Mai Lam Nguyen-Conan.
En 2012, cette spécialiste du marketing et de la diversité dressait le constat d’échec du modèle d’“assimilation à la française” dans son livre Français, je vous ai tant aimés – L’impossible intégration ? “L’intégration est un processus qui ne se termine pas. On ne peut pas dire un jour ‘tiens, je suis intégré à 100 %, c’est bon !’ car ça ne veut rien dire.” Alors que la première génération d’immigrés asiatiques se pliait à cette logique d’assimilation, les deuxième et troisième générations questionnent l’obligation qui leur est faite de choisir entre les cultures française et asiatique, entre leurs aînés et le pays dans lequel ils sont souvent nés où ils ont grandi.
“Petite, on me disait ‘tiens voilà ton cousin’ dès qu’on voyait quelqu’un aux yeux bridés”
C’est le cas d’Elodie Ye, 26 ans, ingénieure dans une banque française, née à Paris de parents chinois, qui a rejoint l’Association des jeunes Chinois de France par volonté de promouvoir la culture chinoise, et donc de déconstruire les stéréotypes qui lui collent à la peau. Lorsqu’on aborde le sujet du racisme, Elodie Ye dénonce le cliché voulant que tous les Asiatiques se ressemblent. “Petite, on me disait ‘tiens voilà ton cousin’ dès qu’on voyait quelqu’un aux yeux bridés.”
Et insiste sur la violence verbale à laquelle ses parents, traiteurs, ont été confrontés. Comme cette fois où un client passait sa commande tout en lâchant, au téléphone, “j’suis chez les chintoks”, ou lorsqu’un autre, agacé de ne pouvoir entrer dans l’établissement avec son gros chien, leur lança : “Au moins, vous ne le mangerez pas !”
“Nos parents ne nous ont pas appris à relever la tête”
En France, ces insultes sont encore trop souvent perçues comme d’inoffensives taquineries. “C’est ce que l’on appelle à tort le ‘racisme ordinaire’ car inconscient, latent. Le nombre de personnes mortes de rire quand on leur parle de racisme asiatique, comme s’il n’existait pas…”, affirme Mai Lam Nguyen-Conan, qui identifie différents types de racisme : “le péril jaune avec la peur de l’invasion chinoise, dans laquelle on regroupe tous les Asiatiques”, “la minorité invisibilisée : indifférence totale, zéro représentation politique, médiatique”, “le racisme paternaliste : nous sommes les ‘gentils’, l’exemple d’intégration”, sans oublier “l’hypersexualisation des femmes” – “Le nombre d’hommes qui m’ont dit : ‘j’adore les femmes asiatiques’, comme si nous étions un paquet de sushis !”
Depuis la mort de Chaolin Zhang, couturier chinois agressé, en 2016, à Aubervilliers, et les manifestations qui suivirent, la France semble s’apercevoir lentement de l’existence d’un racisme ciblant les Asiatiques, mais échoue à prendre la mesure de sa gravité, de sa violence. Comment expliquer que la yellowface de Kev Adams soit diffusée à la télévision alors que le joueur de foot Antoine Griezmann avait dû présenter ses excuses aussitôt après avoir posté une photo de lui arborant une “blackface” ? “Nos parents ne nous ont pas appris à relever la tête, avance Mai Lam Nguyen-Conan. De par leur culture, leur mentalité, leur logique de survie quand ils sont arrivés, ils pensaient qu’il fallait passer au-dessus. Mais quand vous êtes enfant, vous n’êtes pas capable de vous dire ‘je suis au-dessus de ça’.”
Partant du principe que le racisme repose sur la peur de l’inconnu, Julie Hamaïde a décidé d’informer, et a lancé en 2017 Koï, premier magazine français consacré aux cultures asiatiques. “Ce n’est communautariste que dans les yeux de ceux qui veulent y voir du communautarisme. Il est certain que quelqu’un qui ne s’intéresse pas aux cultures asiatiques aura moins d’intérêt pour le média, comme quelqu’un qui ne voyage pas n’achètera pas Geo !”
Une différence avec les pays anglo-saxons
Elle perçoit une vraie différence de traitement entre les pays anglo-saxons et la France, qui débouche sur une quasi-impossibilité d’être perçu comme français lorsque vous êtes asiatique : “Si on vous présente quelqu’un aux traits asiatiques en vous disant ‘elle est Américaine’, vous le croirez. Si je fais la même chose en vous disant ‘elle est Française’, vous me direz ‘mais non, elle est Chinoise’.”
Pour elle, l’évolution des mentalités dépend grandement de la représentation des Asiatiques dans le paysage médiatico-politique : sans couv, sans passages télé, sans postes-clés, “on verra toujours l’Asiatique comme l’éternel étranger”. L’éternel absent de cette France “black-blanc-beur” qui semble parfois résumer son immigration au seul continent africain. En janvier 2017, Louise Chen concluait sa tribune par ces mots : “Le véritable privilège, c’est de pouvoir avoir un endroit où vivre en paix. Un endroit qu’on appelle ‘chez soi’ et que ce même endroit nous appelle ‘son peuple’ et non ‘l’étranger’, ‘l’immigré’, ‘le migrant’. Eh oui, chère France, ce que je voulais te dire, c’est que l’intégration, ça marche dans les deux sens.”
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