Une jeune génération de revues érotiques émerge depuis le début des années 2000. Si elles proposent un nouveau rapport au corps et à l’intime, le politique n’est jamais loin. Sur un présentoir de la galerie parisienne huppée Yvon Lambert, les magazines indé semblent se disputer la palme de la branchitude. L’un traite de culture automobile, […]
Une jeune génération de revues érotiques émerge depuis le début des années 2000. Si elles proposent un nouveau rapport au corps et à l’intime, le politique n’est jamais loin.
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Sur un présentoir de la galerie parisienne huppée Yvon Lambert, les magazines indé semblent se disputer la palme de la branchitude. L’un traite de culture automobile, un autre de métiers d’art. Mais c’est une couverture grenat qui attire plus particulièrement l’oeil : elle représente une jeune fille au torse sanglé d’un harnais, seins nus et visage digne d’un Modigliani. C’est le dernier numéro de L’Imparfaite, revue qui passe le sexe sous tous les angles (archi, design, arts…) et s’impose comme le chef de file d’une nouvelle génération de publications érotiques do it yourself qui envoient quelques coups de boutoir bienvenus dans la presse de charme et ses représentations des corps et des sexualités.
Car L’Imparfaite – mais on pourrait citer Irène, Passion, Jacques Magazine, Little Joe, The Anonymous Sex Journal, Tissue – est un des nombreux fanzines érotiques à avoir vu le jour ces derniers mois, en France mais aussi en Allemagne ou aux Etats-Unis. Des revues ou fanzines réalisés avec peu de moyens mais curieusement matures, qui éclosent au sein d’une ère plus trouble que jamais. Economiquement d’abord, quand les grands titres voient leurs annonceurs divisés par quatre et se retrouvent à proposer des publireportages travestis en articles.
Socialement ensuite, alors que la société n’a jamais été plus paradoxale et scindée qu’aujourd’hui. D’un côté la face libertaire qui a vu des jeunes adultes grandir entourés de films pornos en libre accès sur internet, avec en conséquence l’apparition d’une nouvelle culture pop porn. Les stars de l’industrie sont suivies par milliers sur Twitter et des références claires à diverses pratiques sexuelles apparaissent dans les campagnes de pub. De l’autre, l’émergence d’une culture plus prude et conservatrice que jamais – depuis les combats contre le mariage gay jusqu’au barrage de « La Vie d’Adèle » aux oscars en passant par une mode célébrant les classiques BCBG au collet monté.
Pour le sociologue Pascal Monfort, l’arrivée de ces fanzines se comprend en réaction à la dégradation de l’industrie du sexe : “L’érotisme et le pornographique sont tombés dans une esthétique cheap, voire glauque. Une jeune fille presque gamine, une caméra et c’est parti. Ces magazines sont en quête d’un nouveau langage d’intimité.” Ils prônent en effet une approche des corps “normaux”, à mille lieues de l’esthétique porno chic instaurée par la journaliste fashion Carine Roitfeld.
A la fin des années 90, la tête pensante de Vogue, bardée du photographe Mario Testino et du couturier Tom Ford, impose une esthétique qui va infuser toute la décennie suivante. Le sexe aussi glamour que sexiste est étalé partout mais ne raconte rien si ce n’est la promesse consumériste et douteuse de tel ou tel escarpin.
Aux antipodes, le très arty Irène mêle une approche snapshot, où instants quotidiens et anodins se fondent dans des nus féminins doux et “normaux” pour défendre “un parti pris plus sensuel et féminin, et ramener de la légèreté, du mystère et de la plasticité autour de sujets comme le sexe souvent trop galvaudés”, expliquent les fondatrices, Lucie Santamans, Esthèle Girardet et Geneviève Eliard. Agées de 25 à 27 ans, ces Françaises posent elles-mêmes ou prennent les photos.
Elles disent s’adresser aux hommes et femmes de toute sexualité dans le but d’ouvrir la notion d’hétérosexualité : “Juger, observer, toucher le corps d’une femme en étant soi-même une femme hétéro n’a rien d’anormal! ” Cette nouvelle recherche de proximité s’exprime d’une tout autre façon dans le magazine allemand Tissue (qui signifie joliment mouchoir mais aussi peau), où la cellulite ou l’inflammation postépilatoire sont les moteurs d’un récit sexuel brut mais jamais voyeuriste. “Je veux montrer une réalité vraiment nue, je ne cherche pas l’interdit mais ce qui dérange. J’ai envie d’encourager les questions sur la notion de barrières”, dit son fondateur Uwe Jens Bermeitinger.
Sublimer la sexualité dans une société culturellement réprimée, se poser en échappatoire, interroger les limites sociales : telle a toujours été la fonction du magazine de charme, dès son apparition, parallèlement aux débuts de la presse. A l’ère industrielle, au tournant des XIXe et XXe siècles, des publications se présentant comme pronaturistes exposent des corps dénudés, certes, mais visiblement nostalgiques d’une féminité classique. L’Angleterre d’après-guerre voit également apparaître un grand nombre de publications olé olé (comme le magazine culte Kamera, lancé par le photographe George Harrison Mark), échappatoire provoc à une société brimée et en crise profonde. Dans les années 50, la revue Physique Pictorial, lancée par Bob Mizer en 1951, magnifie les corps masculins.
Les déguisements de cow-boys ou de marins de ses mannequins participent à une protestation enjouée contre le modèle de la famille nucléaire de l’époque et donnent le premier coup de tambour aux révoltes sociales des années 60. Mais c’est bel et bien le fanzine tel qu’il apparaît dans les années 90 qui annonce la tendance actuelle. Ces petites publications faites maison et nées dans le sillage de la culture punk se réapproprient le média comme engin politique et contestataire. On pense notamment à Dry Pocket to Piss in (littéralement “poche sèche dans laquelle on peut pisser”), une publication queer et punk entièrement composée de collages. Il faut attendre le début des années 2000 et le fanzine hollandais Butt, devenu culte, pour déceler les bases de la révolution actuelle.
Fondé par Gert Jonkers et Jop van Bennekom (qui après la presse érotique viendront révolutionner le journal de mode en créant Fantastic Man et Gentlewoman), Butt jette des ponts, liant références gay ultraniches et univers de mode pointus grâce aux contributions des photographes Wolfgang Tillmans ou Walter Pfeiffer. Sa formule magique réside dans son ton direct et irrévérencieux, comme cette couverture représentant un garçon chez lui, le cul à l’air, titrée “Lorenzo Martone est le mec de Marc Jacobs et il a écrit un livre sur le sexe”. Butt est un des premiers à se distancier d’une culture du sexe née dans les strip-tease ou les peep-shows – et pensée comme un interdit – pour se diriger vers une approche intimiste et communautaire. Entre ses pages rose papier cul format A5, on raconte une existence sexuelle et sexuée dans toute sa largeur, pour finalement mieux parler de sa vie quotidienne.
Celle des créateurs de ces nouveaux fanzines est intimement liée à la culture internet, pense Alex Tieghi-Walker, 20 ans passés, fondateur à Londres du tout nouveau Anonymous Sex Journal. Cette revue de nouvelles érotiques autobiographiques mais anonymes “propose une franchise, un récit de timidité et de maladresse loin du sexy prédéfini. Ce genre de support permet honnêteté et démocratie : tout le monde peut être un auteur publié car toutes les voix sont valables – ce qui est aussi le propre des réseaux sociaux”.
Un lien techno-culturel que l’on remarque aussi dans L’Imparfaite, qui, hormis son esthétique tumblr, mêle thématiques artistiques, sexuelles et sociales. “Nous avons grandi avec vingt onglets ouverts, tous différents, tous cohérents”, dit Antoine Roux du studio de création hype VLF et codirecteurartistique du magazine. La revue alterne donc “tout naturellement un article sur le cunnilingus de la chauve-souris et un sujet sur l’architecture romaine, sans être hors sujet”. Ainsi, “on montre tous les genres de pratiques sans les juger. Cela crée une forme d’égalité entre toutes les formes de sexualité. La revue devient avant tout un lieu de rencontres”, ajoute-t-il.
Aujourd’hui, comme en écho à la philosophe Judith Butler, qui prône la démultiplication d’existences sexuelles au sein d’un domaine d’identification, la presse sexuelle s’est diversifiée. Il est donc loin le temps où l’on avait le choix entre seulement deux ou trois titres et aussi peu de visions de la sexualité. De très nombreuses jeunes publications héritées de ce travail de défrichage traitent de microspécialisations : Extra Extra, issu des Pays-Bas, explore le lien entre l’urbain, le storytelling et l’érotique ; le londonien Little Joe s’intéresse à la culture gay masculine et au cinéma ; le pure-player et français Han-Han à la littérature et au sexe.
Une nouvelle culture fourmillante et réjouissante qui montre que les barrières sont tombées et que la culture du sexe n’est plus une chose honteuse que l’on se refile sous le manteau. Mais si le récit de société proposé par ces publications est crucial dans sa distillation des différences, n’oublions pas le principal : “La politisation du sexe ne doit pas diluer sa liberté, son bonheur, son plaisir. Si l’érotisme est politique, c’est aussi parce qu’il est un formidable catalyseur du bien”, rappelle Damien Bright, fondateur de L’Imparfaite. Comme le suggère Nicole Kidman à la fin d’Eyes Wide Shut : “Let’s fuck !”.
Alice Pfeiffer
limparfaite.com ; irene-eroticfanzine.com ; tissuemagazine.com ; extraextramagazine.com ; buttmagazine.com
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