Il y a dix ans, la hardeuse devenue star tournait avec Steven Soderbergh. En attendant notre numéro Sexe 2019, retrouvez cette femme libre qui n’hésite pas à dire “Fuck” à l’industrie.
Il est possible qu’au départ on n’y ait pas cru, et d’ailleurs qu’auriez-vous fait à notre place ? Elle semblait surgir d’une zone inconnue où le porno, la contre-culture, l’érudition, la new wave et la beauté fatale se seraient mélangés à l’infini. On a cru rêver. On a rêvé.
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On a rêvé Sasha Grey une fois, deux fois, et peut-être même jusqu’à six ou sept fois de suite. User les downloads jusqu’à la lie, histoire de se prouver que non, elle ne pouvait pas exister – tant il est de l’ordre des fantasmes de rester à leur place.
Mais sans satiété les bandes, depuis l’été 2007, sont tombées les unes après les autres, attestant que si miss Sasha Grey était bel et bien la révolution en marche dans le X. Celle qu’on n’attendait plus. Non seulement une des plus jolies brunettes que le porno américain ait jamais rencontrées (de plein fouet).
Ses fesses redessinent une étymologie toute neuve, toute ronde, à l’expression “film de cul”, mais aussi et surtout, la jeune Américaine la plus atypique et la plus intéressante depuis… oh ! depuis au minimum Winnetou (Indien apache imaginé par le romancier allemand Karl May – ndlr)…
Une partouze insenséee par le Rossellini du caniveau porno industriel
D’une part, une évidence plastique folle, un corps indépendant à toutes les formules siliconées qui ont inondé les productions tournées à la chaîne dans les villas des environs de Malibu.Mais une photo est une photo et aucune ici ne laisse deviner ce qui se passe réellement à l’image quand Sasha Grey se met à bouger, à hurler, à monter en intensité, et, tel un geyser, à abuser de ses partenaires (filles ou garçons), à les pousser à quelque chose qui les laissera pantois.
Le tout premier d’entre eux s’appelait Rocco Siffredi, pas exactement le premier hardeur venu, pas exactement le genre de garçon à s’émouvoir devant une petite nouvelle de 18 ans. 18 ans et deux jours dit la légende, et n’en pouvant plus d’attendre, poussant la porte d’un tournage de l’immense John Stagliano, remplaçant pour le film Fashionistas Safado : The Challenge (sorti ici chez Dorcel il y a plus d’un an) une actrice défaillante, et cassant la baraque dans une scène de meute, dans laquelle elle aurait dû, en toute logique, finir noyée.
Une partouze insensée, que Stagliano, le Rossellini du caniveau porno industriel, l’inventeur du gonzo, avait décidé de filmer sur deux heures in extenso, une partouze avec une vingtaine de filles et quelques gaillards, que des superstars, des épées. Sasha, 18 ans et deux jours donc, novice, vêtue de bas bleus (le hasard aussi a ses métaphores), a pris le dessus sur ce happening, et a stupéfié tout un chacun en hurlant à Rocco des ordres aussi directs que “Punch me in the stomach !”, considérant que le roi Rocco était son sex-toy.
<< Ce numéro de 2009 est à retrouver ici.
Des gang bangs brutaux et des scènes surréalistes
Plus tard, on la verra beaucoup jouer avec des machines (il traîne sur YouPorn ou RedTube pas mal de scènes toujours plus ou moins intitulées “Sasha Rides the Fucking Machine”), et cette spécialité dans l’expérimentation du corps et d’un godemiché à moteur n’est peut-être pas tout à fait un hasard dans la mesure où, souvent, Sasha soumet ses partenaires (humains) à son délire à elle, laissant peu de place à une autre humanité que la sienne. Une bite ou une machine : c’est kif-kif. Sex-toy tout le monde. Deux sortes de machines, indistinctes. Des machines toutes pareilles, qui répondent à sa vitesse. Crash.
Cette fille, avec ce corps presque fragile, blanc, ses yeux dramatiques, répondrait parfaitement au dessein de Ballard. Des gang bangs brutaux (allez voir ne serait-ce que l’extrait de Gang Bang volume 5, sorti en DVD chez Red Light et que YouPorn met à disposition sous l’intitulé “Sasha Grey Extreme Gang Bang”), quelques scènes surréalistes (dont une dans The Awakening of Sasha Grey, restée dans les annales, avec un type déguisé en ours en peluche, tout ça pour les productions féministes Belladonna, avec lesquelles elle se sent en affinité).
Quelques scènes lesbiennes déterminées, pas mal de trucs interraciaux (I Like Black Cocks), pas mal de SM (Fetish Fanatic # 4, Sex Slaves 2, Nylon 5…), une parodie X de Seinfeld, des tonnes de séquences sans queue ni tête aussi, bref le tout-venant de l’industrie pornographique du moment, entre formatage gonzo et délire punk riot grrrl, mais chaque fois dépassé par l’extrême violence (passion, hystérie, fièvre : remplacez par ce que vous voudrez) dont elle fait preuve. Eclaboussante de beauté, en plus de cela.
Son premier pseudo ? Anna Karina
De quoi était-elle remplie ? C’est cela la surprise : Sasha Grey, 20 ans cette année, a nos goûts en tout. Elle écoute Throbbing Gristle, Coil, Durutti Column, Joy Division, lit Burroughs ou Hunter Thompson. Et on ne sait toujours pas comment une fille née à Sacramento d’un milieu qu’elle-même définit comme défavorisé, qui s’est tirée de chez elle à 17 ans, qui dit avoir été initiée sexuellement par un boyfriend cuistot dans un resto de seconde zone, a pu répondre, comme naturellement, “Anna Karina”, quand un imprésario lui a demandé quel pseudonyme elle comptait prendre pour entrer dans le métier de hardeuse. Et comment cette Anna Karina partouzée inscrit à son panthéon personnel Godard, Antonioni et Harmony Korine. Non, on ne sait pas.
Les réponses que vous allez lire sont tombées quelques heures avant la sortie de Girlfriend Experience, cette esquisse de portrait que Steven Soderbergh a tirée d’elle. Un film qui bizarrement n’ose pas s’approcher de son héroïne, qui semble en avoir un peu peur. Un film qui a son intérêt ailleurs, en ce qu’il fait explicitement le croisement entre libido et crise économique.
A la lire, c’est moins une petite fille, une intello ou une punk qu’une femme d’affaires qui nous a répondu. Avisée, intelligente. Les psys pour revues féminines nous ont bassinés pendant des années sur les pornstars, leur revanche à prendre sur le père, sur le phallus, sur le trauma supposé d’événements troubles remontant à l’enfance.
Sasha Grey n’a, semble-t-il, de revanche à prendre que sur la pauvreté, la médiocrité des suburbs américaines. Il y a cinq ans, elle aurait peut-être fait de la télé-réalité en écoutant du r’n’b pourri. Aujourd’hui, elle fait sensation en prenant le contre-pied de tout, écoutant de la new wave dépressive, matant des films Nouvelle Vague contemplatifs, posant à poil pour Vice et tournant des pornos extrêmes et appliquant Nietzsche aussi bien que The Economist. Fuck la crise, le credit crunch, les white trash et Sacramento mon cul. Fuck l’inculture et la vulgarité, l’ignorance et le conformisme. Fuck les clichés et les cases préparées. La plus grande hardeuse du monde, assurément.
D’où viens-tu ?
Sasha Grey – Sacramento, Californie. Une ville agricole. Ma famille se situait plutôt dans le tiroir du bas de la classe moyenne.
Ton adolescence ?
Rebelle, tout d’abord. Puis des tentatives amusantes de vouloir être une hippie. Pour finir par vouloir être une femme indépendante.
Quand et comment as-tu rencontré la porn culture et la sexualité ?
Vers 16 ans, pour mon plaisir personnel, avec rapidement le sentiment qu’il y avait là un pont créatif qui était un peu en jachère. Qu’il était possible d’y faire évoluer les choses. Je considère d’ores et déjà la masturbation comme du sexe en vrai, en dépit du fait que ce soit solitaire, ou peut-être justement parce que c’est un acte solitaire. J’ai dû commencer à me masturber vers l’âge de 12 ans. Puis première relation à 16 ans. Rien d’anormal.
Deux jours après ta majorité, tu as commencé à tourner des pornos. N’était-ce pas un peu précipité ?
C’est peut-être l’impression que cela donne mais j’étais totalement déterminée à me jeter dans cette industrie, c’est une décision que j’ai prise en toute conscience. J’avais fait mes recherches sur le milieu du porno pendant sept mois, je savais précisément à quelle porte frapper.
“Si tu veux imposer ton art, il faut le faire par toi-même”
J’ai mis de l’argent de côté, pour pouvoir me tirer de chez moi en totale indépendance. Montrez-moi une gamine de 17 ou 18 ans qui soit indépendante, et non assistée par papa et maman… L’Amérique est un endroit particulier : nous n’avons pas de bourses pour les arts comme dans d’autres pays. Si tu veux imposer ton art, il faut le faire par toi-même.
Une phrase, “Punch me in the stomach”, adressée à Rocco sur ton premier tournage, a fait de toi une star en quelques secondes…
Ça m’agace un peu, toute l’histoire de cette phrase. Elle a été tirée hors de son contexte et c’est déplorable. Il fallait voir ça comme un exercice d’improvisation fantasmatique, aucune volonté de me faire remarquer.
Anna Karina ?
Le talent d’actrice à l’état pur.
Vini Reilly ?
J’adore sa voix, et on devrait botter le cul de l’imbécile qui a conseillé au leader de Durutti Column de ne plus chanter.
Genesis P-Orridge ?
Un artiste transgressif, en construction et hélas totalement incompris.
Antonioni ?
L’avant-garde. Son imaginaire visuel nous inspire tous, et de toutes parts, non ?
Le gonzo pour toi, c’est plutôt Hunter Thompson ou bien John Stagliano ?
Disons que ce bon docteur Thompson aurait pu faire d’excellents films pour adultes.
Belladonna ?
La première pornstar alternative. Un modèle.
Comment, à 18 ans, avais-tu cette culture très sophistiquée ?
Je vois des films depuis que je suis toute petite, j’adore ça. La collection DVD Criterion a beaucoup compté dans ma cinéphilie. J’ai eu un vieux prof de théâtre aussi qui m’a beaucoup appris. Pour la musique, le site brainwashed.com et quelques amis ont fait mon éducation.
Sasha Grey, c’est pour Fade to Grey de Visage ?
Ah ah ah ! Non. C’est un hommage au Dr Kinsey, et à sa “zone grise” entre hétérosexualité et homosexualité, et aussi à Oscar Wilde.
On se demande ce que tu partages avec les autres actrices de l’industrie du porno. Elles n’ont pas l’air très branchées contre-culture…
C’est encore un des nombreux malentendus que génère ce milieu. Vous seriez surpris.
Te sens-tu proche des mouvements comme les SuicideGirls, ou d’autres ?
La culture très ciblée, de niche, sert son propos un temps, mais avec les années l’affaire est vite saturée, et l’idéologie se perd de loin en loin… Les SuicideGirls n’y ont pas échappé.
Tu te considères comme quelqu’un d’extrémiste ?
Je me considère comme un individu.
Ambitieuse ?
Un peu beaucoup.
La pub où tu posais nue pour la marque American Apparel fut ton premier pas hors du porno ?
Non, pas vraiment. J’avais déjà fait des photos pour Vice, et joué au mannequin pour la marque Louis Verdad. Ce fut un pas de plus vers une autre visibilité, rien d’autre.
Tes rôles dans des films indépendants, ces photos pour une presse plus mainstream, ce sont des choses dont tu te sers pour sortir du porno.
Sortir du porno, sûrement pas. Dans la mesure où je ne fais pas la distinction entre mes activités dans le porno et mes activités en dehors. Je regarde toute occasion comme une nouvelle façon de diversifier mon talent et mon business.
Le porno est un acte politique ?
Je crois dur comme fer que quiconque qui se situe à l’intérieur d’un marché compétitif adopte un point de vue politique. Dans le porno, tu dois dealer avec le politique au jour le jour. Les lois sont tellement évasives, floues, que tu peux aller du jour au lendemain en taule pour avoir bafoué des règles, sans contours précis, et qui donc n’existent pas réellement.
Tu considères le porno comme une énergie au sens où Johnny Rotten (Sex Pistols, PiL) pouvait parler de la colère comme d’une énergie ?
PiL ! Super référence, Rise est un morceau que j’écoute beaucoup, et souvent avant de tourner… Oui, je considère que tout dans la vie est énergie, c’est ça ou bien les choses vous sucent comme des vampires.
Comment es-tu entrée en contact avec Steven Soderbergh ?
Steve et son coscénariste Brian Koppelman se sont intéressés à moi après avoir lu un article dans un magazine. Il m’a résumé le film ainsi : ce serait un film sur une escort girl dont le plus haut tarif est celui de la “girlfriend experience”, mais elle est prise à son propre piège en tombant amoureuse d’un client pour lequel elle quitte son copain.
Tu connaissais le travail de Soderbergh ?
Les précédents films de Steve ? Oui, j’étais fan. C’est pourquoi j’ai accepté ce rôle d’escort, je pouvais lui faire confiance. Venant d’un autre, j’aurais hésité. Les raccourcis, tout ça…
“Entre la prostituée et la pornstar, il y a des différences notables”
Toi-même, tu oserais le parallèle entre prostitution et pornographie ?
Moralement, pour une actrice oui, cela relève de la même chose. Mais à la fin de la journée, entre la prostituée et la pornstar, il y a des différences notables : l’art, l’absence d’art, l’anonymat ou la surexposition, les territoires de la légalité…
Tu vois des différences entre le porno et le reste de l’industrie cinématographique ?
Oui. Il y a trois degrés de différence qui les séparent : le mérite artistique, la légalité, la pénétration.
Où vis-tu ?
Los Angeles.
Tu te nourris de quoi, en ce moment ?
Le Niandra LaDes and Usually Just a T-Shirt, de John Frusciante (album solo d’un ex-guitariste des Red Hot Chili Peppers – ndlr). Hier, je regardais un documentaire génial sur la typographie : Helvetica. Et la poésie de Nietzsche : The Peacock and the Buffalo.
Tu es la girlfriend de quelqu’un ? Tu arrives à gérer ton couple avec le X ?
Oui, je suis avec quelqu’un. Dire qu’une relation “ouverte” est ironique, comme je l’entends à tout bout de champ à propos de mon couple, est l’exemple criant de la nécessité pour notre société d’avoir des discussions plus honnêtes quant à notre sexualité. C’est à chacun de rendre son couple compatible avec sa vie, que l’on soit dans l’industrie du X ou pas…
Comment te vois-tu dans trois ans ?
Je me vois continuer à jouer un rôle vital dans l’industrie du X avec la maison de production que je suis en train de mettre sur pied. J’ai envie de continuer de jouer dans des films indépendants, d’en produire également, et aussi de consacrer plus de temps à ma musique.
Il y a un endroit où tu aimerais vivre, idéalement ?
L’herbe est toujours plus verte ailleurs. Je rêve quelquefois de tropiques, d’une vie en Suisse, ou à Montréal…
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