En Finlande, le gouvernement de centre droit teste le “revenu de base” depuis trois mois et pour deux ans. Risque d’uberisation ou adaptation bénéfique aux mutations du marché du travail ? Rencontre sur place avec ceux qui en bénéficient et ceux qui travaillent sur le projet.
Pour comprendre un pays et ses habitants, rien de mieux que d’en parcourir les routes. Dans le cas de la Finlande, qui s’étire au-delà du cercle polaire et a une frontière commune avec la Russie, l’expérience est saisissante. Des nationales qui se perdent dans des paysages enneigés, vitesse limitée à 80 km/h, des forêts de bouleaux qui s’ouvrent sur des lacs gelés au milieu desquels se détachent les silhouettes des pêcheurs. Et une multitude de stations-service.
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Un territoire immense où vivent 5,5 millions de Finlandais – la densité est de seize habitants par kilomètre carré –, et une économie en berne depuis le rachat de la branche smartphones de Nokia par Microsoft en 2013 et la fragilisation de l’industrie papetière causée par la digitalisation. Depuis 2014, le chômage stagne aux alentours de 10 %, laissant quelque 213 000 Finlandais, sur une population active de 2,7 millions, dépendre de l’Etat providence. De plus, les études publiées récemment annoncent une automatisation des tâches qui va bouleverser le marché du travail. Les chiffres avancés donnent des frissons : selon l’université d’Oxford, 47 % des emplois pourraient disparaître dans les deux décennies à venir. Après des années de débats, la Finlande est le premier pays à tester, au niveau national, le revenu de base.
Opinion publique favorable vs syndicats
Singulière et mesurée, la Finlande a opté pour un démarrage en douceur. Pendant deux ans, 2 000 chômeurs de 25 à 58 ans, bénéficiant déjà du revenu minimum et tirés au sort, toucheront 560 euros par mois, sans qu’il ne leur soit rien demandé en contrepartie. Ni de chercher du travail, ni de se présenter aux bureaux de Kela, les services sociaux chargés des allocations. En 2019, à l’issue des deux années de test, les résultats seront publiés. S’ils sont probants, le revenu de base, qu’on nomme ici le “perustulo”, sera étendu à d’autres catégories de la population.
Dans un pays où le salaire moyen du secteur privé est de 3 500 euros, ces 560 euros mensuels peuvent-ils vraiment faire une différence ? Vont-ils motiver les chômeurs pour trouver du travail ? Seront-ils une excuse pour s’achever à la vodka dans son sofa ? Permettront-ils la reprise des études ou accéléreront-ils la dérégulation du marché du travail ?
L’opinion publique est globalement favorable. Seuls les syndicats s’y opposent. Pour eux, le perustulo accentuera les écarts de salaires et cantonnera les chômeurs aux emplois précaires et multiples. Ils l’accusent d’accélérer l’uberisation du marché du travail et de rendre plus difficile le recrutement pour les emplois les moins rémunérés. C’est dans le vaste édifice créé par l’architecte national Alvar Aalto, dans la banlieue d’Helsinki, qu’est né le projet, aujourd’hui dans son quatrième mois d’expérimentation. Miska Simanainen, qui en est le concepteur, évoque les compromis négociés entre l’équipe d’une dizaine de chercheurs et le gouvernement de coalition de centre droit, mené par un Premier ministre entrepreneur millionnaire, Juha Sipilä : “Un projet partiel, motivé par la volonté gouvernementale de s’attaquer au chômage de longue durée. Aussi les étudiants et les retraités ont été éliminés du panel.”
Le gouvernement était déterminé à mettre en place cette promesse de campagne. “Nous avons eu six mois d’études préparatoires pour monter le programme, avec des obligations de taille : les cobayes ne peuvent refuser le revenu de base, ils ne peuvent séjourner plus de trente jours hors de Finlande, le revenu de base remplace leur assurance chômage et, surtout, il peut être cumulé avec différents emplois, sans remettre en cause son obtention.” Avec un financement estimé à sept millions d’euros, le projet, même limité, en souligne la témérité politique. “Nous n’avons aucune attente, sourit Simanainen, nous voulons juste obtenir des données solides.”
L’antistress du chômeur
Croisé le temps d’un café à Kamppi, la galerie marchande du centre d’Helsinki, Markus Kanerva, directeur de Tänk, un think tank spécialisé dans les politiques sociales, décrypte la démarche du gouvernement : “Normalement, les allocations sont conditionnelles, il faut savoir si la personne est habilitée à recevoir de l’argent”. Une approche paternaliste datée à une époque où les données guident les prises de décision. Or c’est en utilisant des tests pilotes fonctionnant sur le tirage au sort – un modèle de recherche en sciences sociales anglo-saxon – que l’on peut tester directement des scénarios et recueillir des données. “Cela va à l’encontre de la politique traditionnelle, concède-t-il, c’est un équilibre entre expérimentation et erreur. Le gouvernement développe beaucoup cette approche dans les politiques locales. Avec cette culture de l’expérimentation, les individus sont encouragés à être créatifs. On leur montre qu’il ne faut pas avoir peur de l’erreur. Si un test ne fonctionne pas, on rectifie ou on arrête tout. C’est tellement moins coûteux que de lancer des politiques sociales qu’on interrompt dix ans plus tard parce qu’elles sont inopérantes.”
Pour la Finlande, qui comme les autres pays nordiques a un système social performant, c’est une manière d’anticiper : “Notre population est vieillissante, les recettes des impôts baissent. Il faut trouver d’autres modèles”, explique Kanerva. Le test permet d’expérimenter les ressources psychologiques des individus. Le revenu de base atténue l’insécurité, or on sait que les ressources cognitives sont affectées par l’anxiété. Les prises de décisions sont faussées. Kanerva ajoute que son équipe aimerait “évaluer les niveaux de stress, on peut les calculer à partir des taux de cortisol dans les cheveux”.
Un système moins hypocrite
Il n’est pas simple d’identifier des cobayes acceptant de parler à la presse qui, en ce moment, afflue en Finlande. Juha Jarvinen s’est rapidement signalé sur Facebook. Jarvinen est un personnage singulier. Cet ancien menuisier-artiste-vidéaste de 38 ans a six enfants, quatre garçons et deux filles, âgés de 4 à 15 ans. Pour se rendre à Kesti, au nord-ouest de la Finlande, il faut six heures de voiture depuis Helsinki. A l’arrivée, les rayons obliques du soleil couchant mettront plusieurs heures à laisser place à la nuit qui se refermera sur les forêts et cette maison qui ressemble à celle de Fifi Brindacier. Jarvinen habite dans l’ancienne école du hameau. Là, dans d’immenses pièces pourvues de fours à bois, les enfants sautent au trampoline, grimpent à des cordes suspendues et se poursuivent en riant.
Par les journaux, Jarvinen avait entendu parler du test et savait que les courriers arriveraient juste après Noël. “Ce jour-là, je guettais le facteur à la fenêtre. Il y avait une lettre de Kela ! Je suis au chômage depuis cinq ans ; Noël a été joyeux.” Après dix-sept ans passés dans une entreprise du câble, Jarvinen a vite compris que l’automatisation du travail conduirait au blocage actuel. “Ici, il y a très peu de travail. Pour chaque offre d’emploi, il y a une centaine de postulants !” Défenseur du revenu de base, il en a pesé les avantages, personnels mais surtout sociaux : “Je suis un idéaliste, indique-t-il en souriant. Quand j’ai ouvert la lettre, j’ai eu l’impression d’être enfin libre.” Il raconte l’hypocrisie du système en place qui oblige les chômeurs à mentir lors des entretiens avec Kela : “Il faut prouver que l’on fait des recherches, c’est une véritable farce. J’ai perdu tellement de temps à prétendre chercher du travail ; autant aller à la pêche !”
Cet hyperactif – qui répare des ordinateurs, fabrique des niches pour chiens, sculpte des tambours chamaniques, réalise des vidéos – désarçonne les habituelles critiques sur le revenu de base : “Les gens aiment être actifs, c’est dans la nature humaine.” D’après lui, le revenu de base redonne un peu d’estime de soi aux chômeurs qui sont stigmatisés. “Ici, les gens sont honnêtes, la porte de la maison reste ouverte, mes clés sont sur la voiture. Les petits boulots sont payés au noir car les chômeurs perdent leur allocation minimale de chômage au bout de 300 heures travaillées. Maintenant, je peux déclarer ces revenus, et surtout monter mon entreprise.” Confirmant les hypothèses des chercheurs et sociologues, Jarvinen, le visage confiant, indique : “Nous avons tous un rêve. Les emplois de manutentionnaires que la robotisation va remplacer nous libèrent et nous donnent l’opportunité de faire ce que nous aimons.”
Plus flexible mais pas révolutionnaire
C’est dans une banlieue cossue de Vaasa, ville portuaire sur le golfe de Botnie, que l’on rencontre Marin Heier-Reinik. Elle répond avec diligence à nos questions. Dans son intérieur propret, l’arrivée inopinée de la lettre de Kela a entraîné une petite révolution : “Je n’étais pas du tout contente de recevoir la lettre”, indique cette Estonienne souriante de 31 ans qui vit avec son mari et leur fils Emil, 5 ans. Arrivée en Finlande en 2011, cette psychologue de formation a dû reprendre des études car le système finlandais ne reconnaît pas son diplôme. Elle a opté pour une formation d’infirmière, qui lui permettra de travailler comme assistante dans un cabinet dentaire ou comme aide-maternelle. “J’ai passé des dizaines d’appels à Kela pour avoir des explications, rien n’était clair.” Pour elle, le revenu de base ne change pas grand-chose : “J’étudie, donc je ne cherche pas de travail.” A son avis, ce système convient mieux aux artistes et aux plus pauvres. Toutefois, son opposition de départ a fait place à une motivation nouvelle : “J’ai trouvé des heures dans une école maternelle. Et le système est vraiment flexible.” Ravie de poser pour un magazine français, elle ajoute qu’elle “ne donne d’interviews qu’à la presse étrangère”.
En rencontrant Steffie Eronen, l’attitude de Marin fait sens. “Pour la première fois, j’ai eu droit à des commentaires racistes. Du genre, ‘prends ta fille et rentre en Allemagne’. Je n’avais jamais ressenti le moindre racisme depuis mon installation en Finlande.” En 2011, cette Bavaroise de 38 ans est arrivée à Mikkeli, une grosse ville industrielle près de la frontière russe, après avoir rencontré son futur mari dans une équipe de shooter game sur internet. Elle a fait un saut en Finlande et n’est jamais repartie. Un an après, leur fille Jana est née. “Mon mari me taquinait en disant que je serais tirée au sort. Il y avait moins de 1 % de chances. Comme je suis étrangère, je ne pensais pas être sélectionnée.”
Pendant l’interview, elle a délégué la préparation du repas à son mari. De la cuisine parviennent des bruits de casseroles et des rires d’enfant. Elle aussi a dû reprendre des études, car il est “impossible de travailler ici sans parler finnois”. Elle se destine à devenir assistante-sociale et n’avait pas envisagé de prendre un emploi avant l’achèvement de son cursus. “Mon mari est électricien, son salaire est décent”, explique-t-elle. Si elle ne se fait aucune illusion sur les motivations du gouvernement de droite, “qui cherche à économiser l’argent des allocations chômage”, elle envisage pour la première fois de mettre de l’argent de côté : “J’ai pris quelques heures d’aide-soignante dans une maison de retraite.” Le revenu de base ne change pas radicalement sa situation, mais il apporte une légère embellie.
Anticiper le marché du travail du futur
Quatre mois après sa mise en place, le revenu de base n’a pas bouleversé les trois vies brièvement croisées en sillonnant le pays. Son montant est bien trop modeste dans un pays au niveau de vie élevé. Le plus intéressant sera d’évaluer les effets moins visibles : la gestion du stress, l’estime de soi, l’esprit d’entreprise, la prise de risque, le volontarisme, une nouvelle perception du travail… Autant d’aptitudes valorisées par les sociétés libérales où le travail va se raréfier. La Finlande célèbre cette année son centenaire, une histoire récente conjuguée à une géographie singulière. Aux antipodes des promesses de campagne et des débats d’idées sans fin, le test finlandais souligne la synergie entre chercheurs en sciences sociales et politiques pour expérimenter le monde de demain.
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