Depuis des semaines, les “gilets jaunes” réclament la mise en place du référendum d’initiative citoyenne. Alors qu’Emmanuel Macron ouvre avec prudence le débat, nous avons interrogé le professeur de droit constitutionnel à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Dominique Rousseau sur ses effets sur notre système politique.
Sur tous les ronds-points encore tenus par les “gilets jaunes”, les mêmes initiales s’affichent : “RIC”, pour référendum d’initiative citoyenne. Alors qu’Emmanuel Macron ouvre prudemment le débat à ce sujet dans le cadre du “grand débat national” promis au mouvement, nous avons interrogé le constitutionnaliste Dominique Rousseau, auteur de Radicaliser la démocratie (Seuil, 2015).
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Les “gilets jaunes” sont très attachés à la mise en place du référendum d’initiative citoyenne (RIC). De quoi s’agit-il ?
Dominique Rousseau – Le RIC est le droit donné aux citoyens eux-mêmes de déclencher une procédure référendaire. C’est-à-dire de demander un vote sur un texte, que ce texte soit une loi, la Constitution, voire même de demander la révocation d’un ministre. C’est une façon de partager la fabrication de la loi entre les représentants élus et les citoyens.
Ce système a-t-il déjà existé dans l’histoire de France ?
C’est un système qui a été imaginé dans la Constitution de 1793, mais cette Constitution n’a jamais été appliquée du fait de la tourmente révolutionnaire. Le mécanisme avait en tout cas été pensé, et c’est une idée que l’on retrouve émise par des constitutionnalistes régulièrement au début du XXe siècle, pour atténuer la toute puissance du parlement.
Pourquoi cette demande est-elle si populaire parmi les “gilets jaunes” ? Est-ce un souvenir de 1793 ?
Je pense que cette idée est venue spontanément. A partir du moment où les “gilets jaunes” demandent davantage de démocratie, presque comme un réflexe, on pense référendum. C’est l’expression directe du peuple, donc c’est la démocratie. Contre cette idée spontanée, apparemment de bon sens, il faut cependant au minimum avoir un doute, voire une méfiance, dans la mesure où on voit bien qu’actuellement dans les pays d’Europe centrale et de l’Est, mais également en Europe de l’Ouest, le référendum est souvent plus un instrument du populisme que de la démocratie.
Cette demande est-elle aussi liée à la manière d’exercer le pouvoir d’Emmanuel Macron, qui s’est beaucoup affranchi des corps intermédiaires pour faire passer ses réformes ?
Pas nécessairement. Peut-être est-ce un élément supplémentaire, mais cette revendication de participer directement à la fabrication des lois est une réclamation que l’on retrouve dans tous les pays. Ce n’est pas lié à la pratique du pouvoir de M. Macron. Et on la retrouve dans l’histoire politique française depuis très longtemps. Elle fait d’ailleurs partie des programmes politiques du Front national et de la France insoumise. Il n’y a pas un lien direct, donc. La pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron a peut-être réactivé le souvenir de cet instrument, mais il y a une demande générale, partout dans le monde, de voir les citoyens davantage associés à la fabrication de la loi.
Est-ce que cela irait de paire avec une remise en cause de la Ve République ?
Non, pas nécessairement. La Ve République est fondée sur deux principes énoncés dans l’article 2 : l’exercice de la souveraineté par les représentants, et l’exercice de la souveraineté par le référendum. Le mécanisme du référendum a déjà été aménagé une première fois en 2008 pour mettre en place le référendum d’initiative partagée, c’est-à-dire à l’initiative d’un cinquième des parlementaires (185). Il faut que cette initiative soit soutenue par un dixième du corps électoral, soit plus de 4 millions d’électeurs. Le RIC serait donc une nouvelle révision de la Constitution, avec un mécanisme citoyen. Cela ne remettrait pas en cause l’esprit de la Constitution.
Cette demande est-elle symptomatique d’une crise de la représentation, qui a atteint son paroxysme avec ce mouvement ?
Absolument. Ce que cet instrument manifeste, c’est la crise de la forme représentative de la démocratie, qui repose sur un principe simple : on demande aux citoyens d’élire leurs représentants, et ensuite de ne plus s’occuper des affaires publiques, car les représentants décident en leur nom. Ce principe de légitimité de l’action politique est aujourd’hui fragilisé. Les citoyens veulent désormais participer directement à l’élaboration des politiques publiques et des lois. Ce principe de légitimité est remis en cause, et touche encore une fois la France et toutes les sociétés politiques européennes.
La mise en place du RIC ouvrirait-elle la possibilité de révoquer les élus au cas où les citoyens seraient insatisfaits de leur mandat, comme ça a été le cas sous la Commune de Paris par exemple ?
C’est une des questions qui sera posée quand on discutera de l’introduction du RIC dans la Constitution : son domaine d’application. Sur quoi pourra-t-on faire un RIC ? La logique voudrait qu’on permette aux citoyens de prendre l’initiative sur les sujets qu’ils souhaitent, c’est-à-dire tous les domaines : la révocation d’un élu, d’un ministre, l’abrogation d’une loi, la proposition d’une loi, la révision de la Constitution, la ratification d’un traité, etc. Lorsqu’on discute de ce RIC, la question première est celle-là. Par exemple : est-ce qu’on pourra demander un référendum sur l’abrogation de la loi qui autorise le mariage entre personnes du même sexe ? Pour rétablir la peine de mort ? Pour sortir de l’Union européenne ? Pour rétablir l’ISF ? Est-ce que les citoyens pourront demander de faire des référendums sur tout, ou certains domaines leurs seront-ils interdits ? C’est le cas en Italie, où le RIC ne peut pas avoir pour objet la fiscalité, le budget, la ratification des traités internationaux. Tout va dépendre de la discussion.
Vous semble-t-il crédible que le gouvernement cherche à mettre en place ce mécanisme ?
Il est possible qu’on discute de ce mécanisme, mais tout repose comme souvent dans les modalités. Le RIC peut aussi bien renforcer le populisme et l’autoritarisme, que la démocratie. Aujourd’hui les lois votées par les parlementaires sont contrôlées par le juge, qui va vérifier qu’elles respectent les droits de l’homme et du citoyen : droit à la santé, liberté d’aller et venir, liberté de la presse, etc. En revanche les lois votées directement par le peuple ne sont pas contrôlées par le juge constitutionnel. Si bien que les lois adoptées par le peuple pourraient être un moyen de contourner l’obligation de respecter les droits de l’homme, et donc de porter atteinte à la démocratie. On le voit bien dans les pays de l’Est actuellement. La démocratie ne se réduit pas au vote au suffrage universel, elle se définit surtout par l’obligation – y compris pour le peuple – de respecter les droits de l’homme. Quand on supprime les droits de l’homme – en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Autriche – on glisse d’une démocratie vers un régime populiste et autoritaire. En démocratie, la souveraineté ne peut pas être absolue. Ni celle du président de la République, ni celle du parlement, ni celle du peuple. Un souverain absolu est un despote, fût-il le peuple. Le RIC, il ne peut être un instrument de la démocratie que si les lois adoptées par le peuple peuvent être vérifiées au regard de la déclaration de 1789.
Des exemples récents vous alarment à ce sujet ?
Il y a un exemple récent. En Croatie, le RIC existe. Les citoyens ont demandé à se prononcer sur le mariage entre personnes de même sexe, et le peuple croate a dit “non”. Ce résultat ne porte-t-il pas atteinte au principe d’égalité entre les hommes, puisqu’il fait une discrimination en fonction des orientations sexuelles ? Est-ce que le peuple peut porter atteinte au principe d’égalité ? Si on est dans un régime populiste, oui. Si on est en régime démocratique, non.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier ouvrage paru : Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, éd. Seuil, 240p., 15€
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