Débutant dans le recueillement et la ferveur populaire, la journée de manifestations estampillée « Justice pour Steve » s’est rapidement transformée en émeute sous la pression de petits groupes d’autonomes. Matérialisant redoutablement l’impatience qui monte au sein de la population, exaspérée par la réponse des pouvoirs publics concernant l’opération de police ultra controversée du quai Wilson.
Tout avait pourtant commencé dans le calme. Une foule triste venue se recueillir à onze heures ce matin, ce samedi 3 août, à l’ombre de la grue jaune Titan à Nantes, près du bord de Loire où le corps de Steve Caniço a été retrouvé en début de semaine. Claire et Marie, des citoyennes atterrées, arborent farouchement leur pancarte « Halte aux massacres d’Etat » ou « Qui a tué Steve ? » « J’ai participé au mouvement des gilets jaunes mais désormais je ne manifeste plus car j’ai peur pour ma vie, peur de perdre un œil, un bras », remarque Claire. Marie complète : « C’est quand même fou d’avoir peur de manifester alors qu’on est censé vivre dans une démocratie. »
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Cette inquiétude citoyenne s’exprime aussi chez des élus nantais comme David Martineau, adjoint à la culture. « Je suis ici parce que je m’inscris totalement dans l’exigence de transparence et de vérité exprimée par la maire Johanna Rolland », souligne l’élu. « La République est une et indivisible, si l’IGPN nous dit qu’il n’y a pas de lien entre l’intervention de la police et la disparition de Steve, alors nous disons que le rapport de l’IGPN ne permet pas d’établir de lien avec la vérité », ajoute-t-il. Aymeric Seassau, adjoint PCF à la ville, enfonce le clou : « Nous attendons beaucoup des enquêtes pénales et très peu des enquêtes administratives. »
Le silence s’est installé sous la grue Titan à Nantes, le recueillement aussi #OùEstSteve pic.twitter.com/pb7sqSBsWL
— Nicolas Mollé (@N_Molle) August 3, 2019
C’est un marathon judiciaire qui s’annonce à l’heure où les deux juges nantais ont demandé à être dessaisis de l’affaire du quai Wilson, remontant l’horloge judiciaire jusqu’à l’échéance de mi-septembre. La procédure sera d’autant plus complexe qu’une nébuleuse de plaintes risque de faire grossir ce dossier, d’autres participants à cette nuit du 21 au 22 juin ont subi des violences. « Mon filleul s’est fait massacrer par les forces de l’ordre derrière le mur de son dans la nuit de la fête de la Musique, il a eu 17 points de suture, un bras et une cheville en vrac, à cause de ses blessures, il n’a pas pu passer son CAP, heureusement, il a pu obtenir une dérogation », explique Franck Chêne, qui a fait le déplacement de Châteauroux. Le pouvoir politique semble sous pression face à ce qui s’annonce comme un nœud potentiellement inextricable de plaintes.
« La France est cassée en mille morceaux »
Déjà, alors que le dossier a été repris en main par Matignon, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner devra se positionner sur l’usage problématique de grenades lacrymogènes en bord de Loire. Des annonces sont en tout cas attendues à l’heure où le commissaire en charge de l’opération d’évacuation sur le terrain, Grégoire Chassaing, est fortement remis en cause pour sa gestion musclée. Très vite, d’ailleurs, la communion en bord de Loire, les mains qui s’entrechoquent comme pour signifier des applaudissements accusateurs et plein d’amertume envers les autorités, ne sera plus qu’un souvenir de cette chaude journée d’été.
Plus un son en dehors de celui des mains qui s’entrechoquent sous la grue Titan à Nantes #JusticePourSteve pic.twitter.com/YuE37nHAIM
— Nicolas Mollé (@N_Molle) August 3, 2019
Il est treize heures un peu plus tard à la croisée des trams et le public s’agglutine lentement mais inexorablement, pour former une foule manifestante comme Nantes n’en avait pas connue depuis des années. Vincent porte autour de son cou un grinçant panonceau « le con la brute le truand » tout en lisant les mémoires de la guitariste des Slits, Viv Albertine. « Tout ça commence à bien faire », s’exaspère-t-il. « La France est cassée en mille morceaux. Macron est une marionnette qui a été placée là par des gens d’argent mais ça avait bien commencé avant lui avec des gens comme Sarkozy ou Hollande, qui n’avait aucune vision. Moi j’ai 50 balais, mes gamins sont ados et je me demande vraiment vers où on va. » Le cortège qui démarre bientôt, dans un contexte officiel d’interdiction de manifester confirmée par le tribunal administratif, lui, sait où il va. Du moins au début. Nantes est habituée des manifestations interdites, encore plus peut-être des rassemblements non déclarés en Préfecture, une véritable tradition ici. Mais très rapidement, les slogans virulents fusent dans une écume de colère, les sourcils sont froncés, on joue des épaules dans une foule compacte et déterminée.
Le recueillement va se muer en émeute
Départ du cortège à Nantes #JusticePourSteve pic.twitter.com/JOu6KKEh3n
— Nicolas Mollé (@N_Molle) August 3, 2019
Même reléguée sur les pourtours du parcours « autorisé », le long du cours des 50-Otages, la présence de jeunes gendarmes mobiles, dont certains ont probablement l’âge de Steve Caniço, provoque des huées. « Assassins, Assassins », entend-on d’emblée. Rapidement, les chocs creux du mobilier urbain dévasté détonnent. Près de la préfecture, les banderoles, dont la fameuse « Philarmonik les flics », apparemment une référence au best-seller Les Furtifs d’Alain Damasio, sont déposées. Mais certains autonomes font du zèle et veulent les accrocher au balcon de ce symbole de l’autorité d’Etat. La lance à eau fuse, la tension grimpe irrémédiablement et les premières grenades lacrymogènes explosent au-dessus des manifestants.
Un peu plus loin, c’est tout un dispositif de cabanes disposées pour le festival gratuit, Aux heures d’été, qui sera méthodiquement désossé par des militants vêtus de noir des pieds à la tête. Avant de constituer une spectaculaire barricade incendiée. L’initiative ne fait pas l’unanimité chez les libertaires et génère plusieurs prises de becs. Déjà, d’ailleurs, les gendarmes mobiles avancent en mode rouleau compresseur sur les talons de la foule. Quelques coups de marteau retentissent encore sur plusieurs commerces et sur le restaurant McDonald’s pourtant déjà bien scarifié et tenant plus, avec ses panneaux de bois, de la cabane de Zad que de l’unité commerciale standard. Plus loin, c’est le tribunal administratif qui est la cible de jets de projectiles. La manifestation commence à se disloquer. Le panache noir d’une barricade en feu brûlera un bon moment au-dessus du château des Ducs de Bretagne. Un signal inquiétant pour la doctrine du maintien de l’ordre à la française.
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