En à peine deux ans, le pays de la péninsule ibérique a totalement relancé sa croissance. Une prouesse rendue possible grâce au gouvernement de gauche mis en place en 2015, et à sa politique de demande. Au point de remettre en cause le “modèle allemand” en Europe ?
Depuis presque deux ans, le Portugal affiche une santé économique inattendue. Le taux de chômage est passé de 17 à 8% depuis 2015, et s’accompagne d’une progression notable de la croissance du PIB, évaluée pour 2017 à 2,5%. À titre de comparaison, la moyenne des membres de la zone euro est de 1,9%, et seulement 1,5% pour la France.
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Ces résultats viennent couronner la politique audacieuse du gouvernement de Lisbonne. Élu en novembre 2015, ce dernier est soutenu par une coalition de gauche (Parti communiste portugais, les écologistes et la gauche radicale) qui se refuse à toute forme de politique d’austérité. Désormais, le Portugal incarne un espoir de changement économique et social pour tous ses voisins en difficulté. Et remet même en question le modèle historique allemand prôné par Bruxelles, comme l’explique Romaric Godin, journaliste à Médiapart et spécialiste de la macro-économie.
Comment le Portugal arrive à afficher une telle santé économique avec des mesures – relativement – classiques ?
Romaric Godin – La politique du gouvernement portugais a soutenu la reprise de l’économie en prenant en compte la demande, après la très forte austérité des années 2010-2014. La fin de la baisse violente des dépenses publiques et de la politique de compression salariale imposées par le gouvernement de Pedro Passos Coelho [membre du Parti social-démocrate et Premier ministre de 2011 à 2015, ndlr] a naturellement donné une impulsion à la croissance, qui a été amplifiée par les mesures de soutien à la demande, comme le relèvement du salaire minimum.
Évidemment, le contexte international de reprise et le soutien du tourisme a favorisé encore le mouvement, mais il faut se souvenir que lors de l’arrivée au pouvoir en 2015 d’Antonio Costa, beaucoup prédisaient un échec rapide de cette politique en raison de son caractère trop hétérodoxe et, notamment, trop dispendieux. Les agences de notation ont placé le Portugal sous surveillance. Nous étions juste après la crise avec la Grèce. Toutes ces prédictions se sont révélées fausses parce que le Portugal avait besoin d’un soutien à sa demande, et non d’une cure d’austérité pour améliorer une compétitivité externe qui le maintient dans une gamme de produits bas de gamme néfastes pour le niveau de vie des Portugais.
“Les politiques d’austérité ont échoué parce qu’elles ont été simultanées, violentes et indiscriminées”
Pourquoi les politiques d’austérité n’ont-elles pas fonctionné en Europe ? Et pourquoi Bruxelles s’entête à imposer ce modèle ?
Les politiques d’austérité ont échoué parce qu’elles ont été simultanées, violentes et indiscriminées. L’obsession a été d’atteindre les mêmes objectifs quelles que soient les situations concrètes des pays. Ces choix politiques imposés d’en haut ont formé une spirale de compression de la demande européenne qui a atteint des économies importantes, comme l’Espagne, les Pays-Bas ou l’Italie. Cette politique a provoqué une deuxième récession en zone euro qui n’était pas nécessaire ni inévitable, et qui a duré six trimestres, soit la plus longue depuis la guerre. La reprise a été très longue et pénible. On se réjouit aujourd’hui du retour de la croissance, mais elle arrive avec six ans de retard et après une récession et une croissance molle où l’on a cru que la déflation (conséquence directe de la faiblesse de la demande) menaçait. Il a fallu que les banques centrales du monde entier et l’État chinois sortent les grands moyens pour sortir du marasme.
Bruxelles et Berlin refusent tout mea culpa sur le sujet, alors que le FMI et l’OCDE l’ont fait. Pourquoi ? Parce que reconnaître leur erreur voudrait dire que la consolidation budgétaire et les « réformes structurelles » n’étaient pas la solution à la crise de la dette. Or, c’est la narration qui a été construite en 2010 par Angela Merkel : si les autres pays de la zone euro font comme les Allemands, c’est-à-dire se conduisent bien, alors les problèmes seront réglés. Les réformes de 2011 et 2013 de la zone euro (six pack, two pack, pacte budgétaire, semestre européen) sont le fruit de cette narration, ainsi que la crise grecque de 2015. Les choses changent cependant, et les projets de réformes de la zone euro confirment l’échec de cette vision unilatérale. Mais le chemin est encore long pour y parvenir.
Peut-on considérer que le “modèle allemand” est dépassé ?
Le modèle économique allemand est parfait pour l’Allemagne. Il est fondé sur une modération salariale réalisée entre 1997 et 2010, soit avant les autres, et qui a donné un avantage compétitif immense au pays. Dès lors, la consolidation budgétaire a été plus aisée et l’Allemagne peut dynamiser sa demande intérieure sans perdre de parts de marché. Mais la situation n’est pas durable telle quelle pendant une éternité. Les salariés ne peuvent accepter éternellement la modération salariale et la division subie du travail par le temps partiel quand les inégalités se creusent et que la croissance revient. Les infrastructures publiques ne peuvent vieillir indéfiniment. L’investissement privé ne peut rester faible sans nuire à la compétitivité. L’excédent courant, c’est-à-dire l’excès d’épargne et le déficit de dépense, ne peut indéfiniment grossir en privant les partenaires européens du pays de sources de croissance. La remise en cause est inévitable, mais elle sera douloureuse.
“C’est la politique du prochain gouvernement allemand qui dira s’il peut y avoir ou non une inflexion politique”
Le modèle portugais actuel est-il transposable dans d’autres pays ? Cet exemple peut-il changer les directives de la Commission européenne ?
C’est difficile à dire, car chaque pays est différent. Mais l’austérité laisse des traces durables, comme l’ont montré plusieurs économistes : sur le plan de la capacité productive, de la productivité, des inégalités et des conditions de vie. Dans beaucoup de pays issus de la troïka, un soutien à la demande intérieure et aux conditions de vie des plus fragiles renforcerait la croissance. C’est aussi la demande qui s’exprime politiquement un peu partout en Europe, même en Allemagne. La Commission a reconnu ce besoin en 2016 en demandant un plan de relance, qui lui a été refusé. Aujourd’hui, le blocage vient moins de la Commission que du conseil. La nomination de Mario Centeno [ministre des finances du Portugal depuis deux ans, ndlr] à la tête de l’Eurogroupe est donc une bonne nouvelle, mais, en réalité, c’est bien la politique du prochain gouvernement allemand qui dira s’il peut y avoir ou non une inflexion de la politique.
Une telle politique de demande en France est-elle envisageable ?
La France est une économie particulière en Europe. Elle est très stable : elle croît peu, mais résiste aussi mieux aux crises. Elle a une fonction importante, en ce sens, en zone euro. L’austérité y a été imposée de façon ponctuelle, sur certains postes comme la santé ou les collectivités locales, mais globalement les stabilisateurs automatiques ont joué. Cette politique a financé une politique de l’offre qui n’a pas porté réellement ses fruits en termes d’emplois et de compétitivité. La réponse du gouvernement actuel est de dire qu’il faut encore aller plus loin. C’est contestable, car le problème français de l’offre ne réside sans doute pas seulement dans un problème de coûts. Malgré les prétentions du gouvernement à faire une politique de « soutien au pouvoir d’achat », on constate que la consommation va plutôt ralentir l’an prochain. C’est logique : les réformes structurelles visent à contenir la demande intérieure, donc les prix et les salaires. Un soutien réel à la demande des plus fragiles, celle qui se traduit en consommation le plus directement, viendrait corriger cette situation et donner plus de confiance aux ménages. Et ceci n’est pas exclusif d’une politique industrielle digne de ce nom pour améliorer le solde extérieur du pays, et empêcher que la hausse de la consommation se traduise toujours par une détérioration du déficit commercial.
Propos recueillis par Guillaume Narduzzi-Londinsky
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