Depuis deux ans le collectif féminin Four Chambers fait entrer la pornographie dans une nouvelle dimension grâce à leurs réalisations dignes des vidéastes les plus pointus. Une façon de faire du beau avec du porn, mais aussi de normaliser notre relation avec un genre de plus en plus présent dans nos vies.
Des corps presque étranges parce que normaux, nus, sur lesquels coulent parfois une peinture d’or, parfois un jus de grenade comme le ferait du sang. Une caméra flottante, un flou maitrisé. Une musique à l’ambiance sombre et aérienne. Une expo d’art contemporain ? Le dernier court-métrage de David Lynch ? Non, du porno, celui du collectif Four Chambers, fondé en 2013.
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Originaire de Grande-Bretagne, Four Chambers (au nom inspiré par le roman Les Chambres du cœur, de la française Anaïs Nin) se regroupe autour d’un noyau composé de deux femmes, dont la webcam performeuse et ancienne étudiante en art et photographie Vex Ashley (la seconde souhaite rester anonyme). « Au départ, raconte Vex, on voulait juste explorer, voir si on pouvait apporter quelque chose de plus au sexe filmé ». Les premières vidéos sont réalisées à tâtons, avec un matériel primaire et des acteurs bénévoles.
Le marxisme adapté au porno
Mais dès les premières productions du groupe, il se dégage déjà quelque chose d’unique, que ce soit dans le résultat final, dont la beauté envoûtante est plus qu’inhabituelle pour du porno, ou dans le processus de création. « On considère qu’une scène est bien meilleure lorsqu’on la laisse se développer de façon organique […] on n’impose jamais un acte ou une position ». Plus encore, une fois le montage terminé elles envoient le résultat aux acteurs en leur proposant de changer ou de supprimer ce qui ne leur plairait pas. Une façon, dit Vex, de faire en sorte que chaque participant se sente propriétaire de la vidéo. Le marxisme adapté au porno.
C’est donc en toute logique que Four Chambers s’est ensuite dirigé, avec succès, vers un mode de financement encore une fois peu commun dans l’univers du porn : le crowdfunding. « Ça nous a donné la liberté de faire un travail aussi excitant qu’ambitieux, et de rester indépendantes ! » Après quoi, chaque performeur fut payé, en commençant par les bénévoles des débuts, « c’est important pour nous ». Un modèle économique original et en l’occurrence efficace mais dont il faut cependant relativiser la portée. Pour Stephen Des Aulnois, rédacteur en chef du site Le Tag Parfait, le crowdfunding fonctionne ici parce que Four Chambers cherche seulement à se financer, et non pas à maximiser leurs profits « contrairement au porno en général, un business avant tout. »
« Mais, poursuit-il, elles arrivent à faire bouger les lignes un peu figées du genre en intégrant des codes esthétiques nouveaux et en s’appuyant sur un mélange de pornographie mainstream, de touches fétichistes et d’une vraie liberté artistique. Le tout en tenant un rythme d’une vidéo par mois. Il n’y a aucun équivalent aujourd’hui, elles sont les seules à faire ça ».
Les seules, aussi, à s’inspirer du clair-obscur des tableaux du Caravage, à s’emparer des thèmes mythologiques et religieux, à citer David Cronenberg quand on leur demande leurs influences.
Comme autres inspirations, Vex Ashley aime également mentionner les plasticiennes Carolee Schneemann et Helen Chadwick, « ce genre d’artistes utilisant leurs corps comme médium ont fortement influencé ma relation avec mon propre corps, et par conséquent avec nos films ». Tel qu’il est filmé par Four Chambers, on remarque en effet que le corps n’y est pas seulement représenté comme un objet de désir mais aussi comme une matière ondoyante et moelleuse, à la façon d’une argile avec laquelle, délicatement, on façonne une œuvre.
https://vimeo.com/112710137
Comme le revendiquait Louis-Ferdinand Céline en son temps, le Beau et le style semblent donc largement devancer « les idées » dans les productions de Four Chambers. Il serait ainsi maladroit de rattacher leurs travaux à une mouvance « porno-féministe », un concept qui fut récemment l’objet d’une passe d’arme entre l’ancienne actrice X passée derrière la caméra Ovidie, défenseuse convaincue du féminisme adapté à la pornographie (à l’image de feu Candida Royalle), et la chercheuse-blogueuse Agnès Giard pour qui un tel label « contribue à reproduire le jugement binaire » entre un porno acceptable et un autre, foncièrement machiste.
Un point de vue que partage Vex Ashley qui, tout en se déclarant féministe, considère « moralement complexe d’utiliser le terme de porno féministe pour vendre. » Pour Vex, « il est vital de traiter la pornographie comme un moyen d’expression normal, de faire en sorte que les gens puisse partager, parler et critiquer le porno au même titre que toute autre culture. » Voilà en quoi le travail de Four Chambers est salvateur. Non pas parce qu’il ferait soudainement glisser le porno vers l’art, mais parce qu’il montre que le porno, au même titre que le cinéma, a et a toujours eu ce potentiel de créativité.
Un potentiel que le collectif exploite avec un talent certain tout en restant ancré dans la logique pornographique. Comme lorsqu’elles collaborent avec l’actrice espagnole Amarna Miller et lui proposent de se masturber auréolée d’une lumière d’ange et d’une couronne christique. Rien de neuf dans ce mélange blasphématoire, les vidéos impliquant curés ou bonnes sœurs foisonnent sur les tubes. Mais lorsque Four Chambers s’attaque au thème, difficile de mettre le doigt sur la nature du plaisir ressenti au visionnage. Transgression charnelle ou pure esthétique ? Là est leur plus grand mérite, brouiller les frontières, faire cohabiter art et porno de façon aussi explicite pour l’un que pour l’autre, et ce en ligne, une fois par mois. Mine de rien, un grand pas en avant.
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