Aussi ancien que le mouvement féministe, le débat autour de la dénonciation ad hominem d’auteurs de violences sexuelles refait surface. Car elle présente autant de danger que d’efficacité.
Dans son numéro de juillet, le New York Magazine frappe un grand coup : sur une photo de une magistrale, trente-cinq femmes posent, à visage découvert, pour accuser nommément leur agresseur, le célèbre acteur Bill Cosby déjà empêtré dans sept plaintes pour viol. Pas de honte chez ces victimes, exit le vieux tabou qui consistait à se taire ou se cacher : quelque chose est en train de changer. Et ça n’arrive pas qu’outre-Atlantique. Avant, les femmes dénonçaient les agressions sexuelles ou sexistes, aujourd’hui, elles donnent des noms et accusent publiquement les agresseurs.
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Il y a quelques mois, lorsque quarante femmes journalistes publient une tribune dans Libération contre le sexisme des hommes politiques, le député PS Bruno Le Roux demande aux signataires de citer nommément ceux qu’elles ont dans le viseur, sans quoi “on va penser que tout le monde est concerné”, se plaignait-il. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Début juillet, Hélène Bekmezian, journaliste au Monde, twittait sans ambages la repartie graveleuse que le député UMP Jacques Myard adressait, devant elle, à l’une de ses consœurs de Libération : “Ah ce portrait que vous avez fait de moi, j’en jouis encore ! Ça vous choque que je parle d’orgasme ?” En twittant la phrase, Bekmezian ne s’est pas privée de pointer publiquement son auteur, “adepte de vannes misogynes et d’humour sous la ceinture”. Pris de court, l’intéressé n’a même pas moufté.
Pour Caroline de Haas, cofondatrice du site Macholand – qui pratique le même genre d’outing ciblé –, ce procédé a une certaine efficacité : “Il permet de casser en deux ce sentiment d’impunité qui protège les harceleurs et les auteurs de violences sexuelles et sexistes.” Mais il y a une limite à respecter.
“Au démarrage du site, on a établi comme règle qu’on ne s’en prendrait qu’à des institutions, des sociétés ou des personnalités qui parlent publiquement et, ce faisant, délivrent un message politique. Nous n’avons jamais ‘affiché’ sur internet le quidam qui fait une réflexion sexiste dans la rue.”
Problème, l’immense majorité des agresseurs n’a pas forcément son nom dans le Bottin mondain ou une tribune à l’Assemblée.
« La police m’a fait comprendre que ce type pourrait se retourner contre moi »
Le 21 juillet, Camille Regnier, une jeune comédienne récemment montée à Paris, craque quand, une fois de plus, elle se retrouve nez à nez avec un pervers dans le métro. A l’aide de son smartphone, elle prend en photo l’exhibitionniste en train de se caresser en face d’elle et poste l’image sur internet avec un commentaire rageur. Mais elle se voit vite dépassée par les conséquences – juridiques et médiatiques – de son geste. “Si c’était à refaire, je flouterais sa tête et je cacherais aussi mon nom, avoue-t-elle maintenant. En quelques heures, j’ai eu des milliers de messages. Il y a eu des papiers dans la presse japonaise, chinoise, italienne, brésilienne… Des jeunes filles m’ont écrit d’Egypte ou du Maghreb. D’un côté, c’est cool parce que ça permet de parler du harcèlement, mais de l’autre, comme mon profil Facebook n’est pas dissimulé, ça m’expose… Certaines personnes ont déformé mes propos, se sont servies de photos que j’avais faites pour des pubs afin de me faire passer pour je ne sais qui. Et on peut aussi facilement savoir où j’habite…”
Pire, “la police m’a fait comprendre que ce type pourrait se retourner contre moi pour atteinte au droit à l’image”, poursuit la jeune fille. Si la photo qu’elle a prise a mis les autorités sur la trace de son agresseur, lorsque l’incident est arrivé, elle n’avait d’ailleurs même pas pensé à aller au commissariat.
“Ce sont eux qui m’ont contactée après mon post. C’est bien s’il se fait arrêter, mais je ne peux pas passer trois heures à déposer plainte à chaque fois que je me prends une main au cul”, fait remarquer la comédienne. Ce qui lui est encore arrivé “il y a dix jours, alors que je sortais de Radio Voltage où j’avais parlé dix minutes du harcèlement dans les transports…”
Pour l’instant, l’exhibitionniste n’a pas porté plainte pour atteinte au droit à l’image. Mais les risques juridiques qu’implique la dénonciation publique ad hominem existent, la justice n’aimant pas être mise sur le banc de touche. Or, c’est souvent ce que traduit cette pratique : la défiance envers l’institution judiciaire.
“Passer par la justice revient souvent à aller à l’abattoir”, dénonce Christine Delphy, féministe historique et compagne de route de Simone de Beauvoir. Soit la police ne prend pas la plainte, soit la plainte est retirée par la victime sous la pression, soit le procureur classe l’affaire sans suite, soit le procès n’aboutit pas à une condamnation… Bref, en France seuls 3 % des viols font l’objet de jugement aux assises, et les chiffres sont encore plus ridicules lorsqu’il s’agit de harcèlement.
“Un peu de dénonciation sauvage ça ne fait pas de mal, ça fait partie de la lutte des dominées contre les dominants, c’est une méthode parallèle”, assène Christine Delphy.
Pour autant, il ne s’agit pas de se “faire justice soi-même”, comme le craint Caroline de Haas, pour qui cette pratique ne doit pas devenir la règle car “un homme qui met une main au cul ne devrait pas risquer de perdre son job ou la garde de ses enfants, il devrait se retrouver devant un tribunal”. Il s’agit plutôt de “forcer la société à reconnaître ces violences, en rendant public soi-même ce qui aurait dû être rendu public par une institution”, analyse Delphy.
L’outing fait débat depuis les premiers pas du MLF. En 1978, un groupe de femmes avait entrepris une campagne d’affichage à Paris, rue Caulaincourt, pour dénoncer un viol subi par une Italienne, et que la police avait refusé d’écouter. Elles avaient tagué “ici vit un violeur” sur les murs de l’agresseur. L’homme a porté plainte en diffamation, arguant d’une rocambolesque confusion sur son identité qui aurait conduit à le confondre avec un homonyme du quartier fiché comme délinquant sexuel. Les affiches ont été retirées, plusieurs féministes se sont désolidarisées de ce qu’elles considéraient être un “pogrome”… et le violeur de la jeune Italienne n’a jamais été traduit en justice.
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