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Dans une confession sincère, le blogueur et chroniqueur révèle comment son addiction aux réseaux sociaux l’a consumé. De quoi réfléchir à nos propres usages d’internet.
On reproche trop souvent à la profession journalistique son manque d’autocritique pour ne pas saluer ceux qui se prêtent à cet exercice de retour sur soi. Si le genre de la confession intime, adossée au récit d’une traversée de l’enfer avant la rédemption, est devenu un stéréotype du marché de l’édition, le récit que le chroniqueur de la matinale de France Info Guy Birenbaum fait de son burn-out dans Vous m’avez manqué – Histoire d’une dépression française se distingue de plusieurs manières. La première tient d’abord au diagnostic impitoyable que ce blogueur, ancien professeur de science politique et éditeur, fait de la dépendance à internet et aux rites démesurés qui s’y déploient. Si elle peut faire rire au début, l’agressivité tendancielle qu’on y trouve peut aussi détruire ceux qui l’affrontent sans garde-fou.
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Hyperconnecté aux réseaux sociaux depuis leur apparition, au point de s’être imposé dans le champ médiatique (aux micros d’Europe 1, de France 2, sur le site du Post, de 20 minutes…) comme l’un de ses plus attentifs acteurs, Guy Birenbaum s’est littéralement perdu dans les limbes d’une toile asphyxiante. Brûlé. Consumé. “Je ne tolère plus le web, les tweets, les statuts Facebook, les mails, les messages des uns et des autres m’agressent ; l’actualité en continu m’a brûlé et éteint à la fois”, confie-t-il.
Le 21 mars 2014, à bout de forces, il décide de lâcher internet, “moi qui n’avais jamais quitté le web qu’une seule journée depuis dix ans : le jour de l’enterrement de ma mère, à Deauville”. Il assume enfin l’état de son épuisement que préfiguraient de nombreux indices physiques (mal de dos, sueurs en pleine nuit, irritation chronique…) et symboliques (son obsessionnelle tendance à photographier des bouées de sauvetage sur la plage de Trouville, comme un appel au secours, muet mais évident).
L’hyperconnexion annonce un tombeau où gît l’amertume
Birenbaum s’est ainsi effondré, comme des milliers de gens qui ne supportent plus la pression du monde du travail ou l’agressivité de leurs contemporains… De ce point de vue, la chute dont l’auteur consigne, jour après jour, les étapes ressemble à tant d’autres. Sauf qu’ici l’hyperconnexion, supposée émancipatrice, annonce un tombeau où gît l’amertume. Nourrie par l’accumulation d’insultes et de messages (notamment antisémites) dont les usages de la toile autorisent le déploiement hystérique, renforcée par sa propre addiction et l’écart qu’elle conditionne avec les plaisirs de la vie “réelle” (les vrais amis, les vraies sensations, détachées des écrans), cette dépression est celle d’un addict à l’info prenant conscience que les “facilités du web l’ont détourné de l’essentiel”.
“Je suis devenu expert en instantanéité, spécialiste du vent”, regrette-t-il. “Je n’ai pas vu les mâchoires des pièges de l’hypernarcissisme et de l’instantanéité se refermer sur moi”, renchérit le blogueur échevelé et retourné. Son amertume se renforce lorsque les souvenirs ressurgissent à la surface de son esprit usé : “En dix ans, je suis passé de la thèse de doctorat au livre, du document d’actualité au blog, de la chronique jetée en pâture en ligne aux cent quarante signes de Twitter.” La chute comptable dit quelque chose de sa déchéance statutaire.
Le nœud le plus sensible de ce journal impitoyable d’un internaute face aux ténèbres déborde pourtant le seul cadre d’une addiction pathologique. L’intelligence de l’auteur consiste à ne pas indexer les visages de sa dépression à la seule présence, fût-elle abusive, sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ne l’ont abîmé que parce qu’ils ont amplifié une vulnérabilité confuse, déterminée entre autres par une histoire familiale douloureuse : “une angoisse transmise par ma mère, éternelle enfant cachée, et ma grand-mère ; un prénom qui reprend le pseudonyme dans la Résistance de mon père, ce héros ; ma vie même décidée au bord d’une tombe”.
Le poison vicieux des trolls pourrit l’équilibre mental
Réfléchissant aux méandres de son roman familial, l’auteur ne s’épargne rien, pas même les défauts reconnus d’un “égocentrique paumé, narcissique repentant”, qui pendant des années se prêtait à la “surenchère de prétention et d’orgueil”, au “goût de la bagarre”, gagné par “cette envie infernale d’être sur la photo, près de gens connus ou de pouvoir”, sans jamais pouvoir “y rester”. Lui qui s’est longtemps vu comme un “dupe de rien”, un “non-surpris éternel à qui on ne la fait jamais”, comprend qu’il n’avait fait que se planquer “sous la carapace d’une brute qui court, qui cogne, qui encaisse et qui n’a jamais mal”. Sauf qu’il avait “peur” et que les réseaux sociaux furent un terrain de jeu excitant mais miné pour surmonter cette peur.
Prenant conscience de sa hantise de l’effacement, l’auteur décide alors d’arrêter de “rouler les mécaniques” et de “fonctionner comme une machine à fabriquer du vent”, d’“oublier cet éternel besoin de reconnaissance”. Comme si l’horizon d’un équilibre personnel ne pouvait exister que loin d’internet, à distance des médias, “ces sangsues, ces poisons”. Si le livre ne réduit pas son réquisitoire à un procès univoque des réseaux sociaux, il éclaire singulièrement les dangers réels que comporte l’usage irraisonné de ses potentialités. De ce procès dont l’auteur est à la fois “le procureur et le prévenu”, se dégage le sentiment que le poison vicieux des trolls pourrit l’équilibre mental des adeptes exaltés d’internet. Même si, riche de ses propres ressources, il s’en est remis, “la désillusion numérique” de Guy Birenbaum interroge chacun d’entre nous sur la question de la distance à ajuster sur les réseaux sociaux entre la pulsion activiste et la nécessité de se protéger de leurs feux assassins.
Vous m’avez manqué – Histoire d’une dépression française (Les Arènes), 402 pages, 19,90 €
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