Un musée censé célébrer les femmes de l’est de Londres s’est transformé en attraction sur Jack l’Éventreur. Reportage.
C’est l’un des tueurs en série les plus mythiques. Entre août et novembre 1888, un homme assassine froidement des femmes issues de la classe populaire, pour la plupart des prostituées, dans un quartier malfamé de l’est londonien, Whitechapel. Jamais identifié ni attrapé, Jack l’Éventreur fait la Une des journaux de l’époque. Plus d’un siècle plus tard, il nourrit encore l’imagination des touristes et remplit les poches de ceux qui en font une attraction. Il existe déjà, depuis 1982, une visite guidée sur les traces du tueur en série. Désormais, c’est un musée qui vient d’ouvrir dans un quartier voisin. Et il glace le sang des locaux.
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« Si nous protestons aujourd’hui, c’est parce que ce musée était censé célébrer les combats des femmes », vocifère dans son mégaphone Martin, sur le trottoir en face du 12 Cable Street, où trône ce lieu de discorde. « Le musée Jack l’Éventreur est un coup de poignard dans le dos ! » En ce premier dimanche d’octobre, ils ne sont qu’une petite dizaine dans la rue. Le groupe anarchiste Class War, l’organisateur de cette manifestation, a annulé à la dernière minute pour éviter la presse et les forces de police, en alerte depuis les débordements de leur manifestation anti-gentrification à Shoreditch. Martin ne décolère pas pour autant : le musée doit fermer. « On est ici, on va continuer à vivre ici, et on ne se laissera pas chasser par la manhattanisation », assure ce sexagénaire qui vit deux rues plus loin.
La « manhattanisation », c’est sa manière à lui de parler de la « gentrification ». Car aux yeux des locaux contestataires, ce musée n’est qu’un « freak-show », un « piège à touristes », qui incarne la profonde transformation des quartiers de l’est de Londres, envahis par des appartements de luxe.
En réalité, la polémique autour de cette attraction va plus loin. Ce qui agace surtout, c’est le tour de passe-passe de son fondateur, Mark Palmer-Edgecumbe. L’année dernière, cet ancien cadre de Google a été autorisé par le conseil de l’arrondissement de Tower Hamlets à construire l’établissement. Sauf que sa candidature ne correspond pas au résultat.
« Il a menti au conseil », peste Jemima Broadbridge, une militante et ancienne attachée de presse qui a des contacts là bas. « Il leur a présenté des photos de femmes qui protestent contre le racisme, des suffragettes. S’il avait parlé de Jack l’Éventreur dès le début, il aurait sûrement eu plus de mal à les convaincre. La personne responsable de ce dossier est furieuse. »
Le conseil s’avoue désormais impuissant : il « ne peut pas fermer le musée » après autorisation. « Notre département a été induit en erreur. À aucun moment le candidat a informé le conseil que la nature du musée changeait » indique-t-il, avant de préciser qu’une « enquête » était en cours.
« Tout cela a été mal interprété, réfute le principal intéressé. Quand j’ai présenté ma candidature, j’ai exposé le concept d’un musée sur les femmes de l’est de Londres. Au fur et à mesure, nous avons trouvé une manière très puissante de raconter leur histoire, en utilisant Jack l’Éventreur comme vecteur. Pour la première fois, on raconte son histoire à travers les yeux de ses victimes », se justifie-t-il.
Pourtant le musée s’appelle bel et bien « Jack L’Éventreur ». Le logo – une silhouette noire sur un fond rouge – est celui du tueur. Les goodies dans la boutique – tasses, porte-clés, verres – sont à son effigie.
« C’est de la daube salace et misogyne »
Avant même son ouverture, en août, des associations féministes, des locaux et le groupe anarchiste Class War se sont rassemblés pour exiger sa fermeture. « On nous avait promis un musée des femmes » ou « Arrêtons la glorification de la violence masculine contre les femmes », pouvait-on lire sur les pancartes des manifestants qui dénoncent une « blague de mauvais goût ». Le choix (ironique) de Mark Palmer-Edgecumbe a également stupéfié au sein de son équipe. Andrew Waugh, le premier architecte en charge du projet, n’y est pas allé de main morte. « C’est de la daube salace et misogyne », a-t-il lâché au magazine en ligne spécialisé Building Design cet été. La communauté locale a été dupée, nous avons été dupés. Le fondateur du musée met ses propose sur le dos de la frustration. « Je pense qu’il a dit ça parce que nous l’avons viré. Ses plans n’étaient pas réalisables », assure-t-il. Serein, l’ancien cadre de Google répond aux critiques les unes après les autres, se dit insensible aux « trolls » sur les réseaux sociaux et aux menaces de mort et il défend bec et ongles son bébé.
« Nous avons travaillé avec des historiens et des spécialistes de Jack l’Éventreur », explique-t-il. « Les visiteurs en ont pour leur argent. »
Le ticket pour ce voyage dans le Londres du XIXe coûte 12 livres (16 euros) et donne accès à des reconstitutions, avec mannequins et objets à l’appui. Dans une pièce présentée comme la chambre d’une victime, un enregistrement diffuse une voix de femme mi-innocente, mi-inquiétante, un peu semblable à celle de Mia Farrow dans la « Lullaby » de Rosemary Baby. Dans une autre, un policier grandeur nature découvre une victime tandis qu’une bande sonore reconstitue un crime – une femme crie, un homme halète et une tierce personne crie « Au meurtre ! ». Le musée a hérissé le poil de Fern Riddell, historienne et consultante pour la série de la BBC Ripper Street:
« Il ne dit rien sur la vie de ces femmes, alors qu’on possède beaucoup de détails. Les objets sont complètement inauthentiques, ce n’est pas une représentation juste de l’ère Victorienne. Ce n’est pas un musée. C’est une attraction choc mal faite », conclut-elle.
Jemima Broadbridge raconte qu’une descendante de Catherine Eddowes, victime de Jack l’Éventreur, a elle aussi été « horrifiée » par le résultat. « Elle a publié un commentaire négatif sur leur site et leur a dit que la photo ne correspondait pas à sa parente, mais ils l’ont retiré, confie-t-elle. Ils ne sont pas ouverts à la discussion. » Et ce dialogue de sourds n’est pas prêt de cesser. Outre les prochaines manifestations prévues, une historienne et une essayiste tentent de créer un musée « en réponse » à celui sur Jack l’Éventreur. Un musée dédié à l’histoire des femmes de l’est de Londres.
Hélaine Lefrançois
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