Depuis le milieu des années 80, le mangaka Gengoroh Tagame explore crument une imagerie homoérotique faite de héros gays bodybuildés et de décorum bondage. Alors que paraît le dernier tome de son manga grand public, le Japonais de 53 ans raconte son initiation au dessin, ses modèles culturels, et la manière dont il a su s’adresser à d’autres lecteurs.
Gengoroh Tagame est un dessinateur et mangaka spécialisé dans l’érotisme, le bondage et le SM gay, aux héros très virils, costauds et moustachus. Il réalise avec Le Mari de mon frère, dont le quatrième et dernier tome vient de paraître, une première série nettement plus grand public. On y découvre Yaichi, séparé de sa femme, qui vit seul avec sa petite fille Kana. Il reçoit un jour la visite de Mike, le mari canadien de son frère jumeau tout juste décédé. Kana, d’emblée enthousiaste, s’en fait vite un ami, tandis que Yaichi, gêné, ne sait pas comment se comporter face à ce beau-frère cordial et ouvertement gay. Mike va rapidement chambouler la routine et les idées reçues de Yaichi. Gengoroh Tagame, de passage à Paris pour le vernissage d’une exposition de ses dessins homoérotiques à la galerie ArtMen, revient sur ses différents travaux, son éducation artistique et l’homosexualité au Japon.
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“Andy Warhol, Robert Mapplethorpe ou David Hockney étaient un peu des modèles pour moi”
Quel est votre background ? Dans votre famille, la culture et l’art étaient-ils importants ?
Gengoroh Tagame — Dans ma famille, l’art avait une place importante. Ça vient probablement du fait que mon arrière-grand-père du côté de mon père était calligraphe, dans la région d’Izumo. Mes parents ont toujours fait très attention à me sensibiliser à l’art, en me montrant des choses assez variées. Ça a fait partie de mon éducation.
Quand avez-vous découvert les mangas ? Quel est le premier que vous avez lu ?
Mon premier contact s’est fait via l’animation, notamment avec Le Roi Léo et Princesse Saphir, deux œuvres de Tezuka adaptées en anime. Même si, chez moi, il y avait une grande place pour l’éducation artistique, le manga n’avait pas forcément une très bonne image et mes parents préféraient éviter qu’on en lise. Mais grâce à ce contact avec les dessins animés adaptés des œuvres de Tezuka, et parce que Tezuka, culturellement, dégageait une aura immense, j’avais le droit de lire ses œuvres. L’un de mes premiers mangas fut Dororo, que mes parents m’ont acheté quand j’étais en primaire.
Adolescent, lisiez-vous aussi de la BD européenne ou des comics américains ?
A cette époque-là, il n’y avait pas de traductions de bandes dessinées européennes. Il y avait quelques comics, mais des œuvres très anciennes. Moi j’étais amateur de science-fiction et j’achetais des revues de SF. Dedans, plusieurs illustrateurs étaient présents, comme Moebius, des auteurs italiens, ou encore Philippe Druillet avec La Nuit et Lone Sloane. On y trouvait aussi la nouvelle vague de mangakas japonais influencés par ces gens-là. C’est à travers tout cela que j’ai connu les BD européennes.
L’art occidental en général a fait partie de votre formation graphique ?
Mes parents m’ont éduqué à l’art, on allait souvent au musée, il y avait beaucoup d’art books à la maison. J’ai donc toujours aimé l’art traditionnel européen. Ce que j’ai d’abord apprécié, c’est la Grèce et la Rome antiques. A la maison on avait beaucoup d’ouvrages avec de belles illustrations. Plus tard, j’ai aimé Michel-Ange, Le Caravage et Rubens.
Quand avez-vous commencé à dessiner ?
J’ai commencé à dessiner en maternelle. Pour l’anecdote, je prenais des cours de piano et ma prof vivait avec sa grande sœur, qui dessinait. Elle a remarqué que j’aimais dessiner, et pour Noël ou mon anniversaire, je ne sais plus, elle m’avait offert un carnet de croquis et des pastels. C’est ainsi que j’ai commencé.
Ensuite, avez-vous pris des cours ou êtes-vous autodidacte ?
En troisième année de primaire, on a déménagé et j’ai dû interrompre mes cours de piano. Je voulais continuer, mais dans notre nouvelle ville, il n’y avait plus de prof de piano. Mes parents se sont demandé ce qu’ils pourraient me trouver à faire, ce qui me plairait. Dans le quartier il y avait un peintre qui donnait des leçons aux enfants, et j’ai commencé à apprendre avec lui.
A l’époque, le dessin était-il déjà une passion ?
J’ai vraiment commencé à apprécier à dessiner à cette époque. Les cours, c’était surtout avec de la peinture à l’huile. Moi ce que j’avais envie de faire surtout, c’était des peintures comme Michel-Ange. Mais ce n’était pas trop possible !
Quand avez-vous pensé que vous pourriez faire carrière dans le dessin ou le manga ?
Au Japon, avant de rentrer au lycée, il y a tout un système d’examens, de concours d’entrée avec des classements différents entre les écoles. Dans ma famille, tout le monde – mon frère, mon père… – est allé dans des établissements, lycées et universités, très prestigieux. Moi je n’aimais pas trop étudier. Je m’en suis rendu compte assez vite. Au moment des examens d’entrée au lycée, j’ai réalisé que je n’arriverais pas à intégrer le même lycée que mon frère et j’ai commencé à me poser des questions, à me demander en quoi j’étais vraiment doué, quelles étaient mes spécificités. J’ai réalisé que mon chemin, c’était le dessin et l’illustration. Et il fallait que je m’oriente dans ce sens pour aller ensuite dans une université qui me permettrait d’apprendre des choses en rapport avec l’art.
Comment avez-vous vendu vos premiers dessins ?
Quand j’étais au lycée, la nouvelle vague des auteurs de mangas a commencé à apparaitre. Je les ai lus et là j’ai commencé à dessiner un manga, des histoires d’amour entre hommes. Je l’ai juste fait comme ça, je ne savais pas trop quoi en faire, alors je l’ai laissé dans un coin. Quand je suis arrivé à l’université, je suis devenu ami avec une femme qui était mangaka. Au fil de la discussion, je lui ai dit que ça m’était arrivé de dessiner un manga, et je lui ai montré celui que j’avais fait à l’époque du lycée. Elle m’a conseillé de l’envoyer à la revue June, ce que j’ai fait. Et ça a été publié. C’est la première fois que j’étais publié professionnellement.
Comment en êtes-vous venu à dessiner des mangas homoérotiques, à faire des dessins gays ?
Dès le lycée, j’ai réalisé que j’étais gay. Pour moi c’était évident de dessiner des hommes. Quand je suis sorti diplômé du lycée, j’ai fait mon coming-out et j’ai ensuite vécu de façon assez affirmée mon homosexualité. D’un point de vue professionnel et artistique, il était évident que c’était aussi le chemin à prendre pour développer mon art. Quand je suis rentré à l’université, c’était également un moment où, dans le monde artistique, on parlait beaucoup d’Andy Warhol, de Robert Mapplethorpe, de David Hockney. Ils étaient tous les trois homosexuels, et c’était un peu des modèles pour moi.
“Ma politique est de dessiner des choses qu’on a tendance à vouloir autocensurer.”
Qu’est-ce qui vous plaît dans le dessin érotique ?
Le déclic a eu lieu quand j’ai vu des revues américaines avec dedans des photos et des illustrations érotiques. Ça m’a touché. En tant qu’artiste, je pense que le rôle de l’art est d’exprimer ce que l’on est au fond de soi-même, et ce n’est qu’en exprimant ce qu’on est qu’on devient vraiment un artiste. J’avais ressenti beaucoup d’émotions devant toutes ces illustrations, ces photos, alors j’ai commencé à dessiner des choses qui, à mon avis, me représentaient, ou représentaient des situations qui m’intéressaient.
Parfois, vos dessins ou vos mangas sont SM, violents. Etes-vous à l’aise avec cela ?
Je n’ai aucun problème à dessiner ça (rires) !
Vous êtes-vous déjà autocensuré ?
Ma politique est justement de dessiner des choses qu’on a tendance à vouloir autocensurer. Et quand je me demande « est-ce que je peux dessiner ça ? », ça veut justement dire qu’il faut le faire.
Comment vous est venue l’idée du Mari de mon frère, qui est très différent du reste de votre production ?
A l’origine, c’est un éditeur de Futabasha qui m’a contacté et qui m’a demandé si j’étais intéressé pour dessiner dans une revue grand public. Je me suis demandé ce que je pourrais raconter dans ce type de publication, et j’ai présenté le sujet de base du Mari de mon frère. Ça lui a plu et le projet s’est concrétisé. Au tout début, je ne pensais pas que les lecteurs d’une revue généraliste – non spécialisée gay – s’intéresseraient à mon histoire. J’imaginais que, par manque de succès, ça ferait deux tomes.
Ça vous paraissait nécessaire dans le Japon d’aujourd’hui de lutter contre les préjugés, de faire passer un message de tolérance ?
Au Japon on n’entend pas parler de hate crimes comme en France ou aux Etats-Unis. Ce n’est pas pour autant que de manière plus insidieuse, moins flagrante, et pas forcément consciente, il n’y a pas de la discrimination au quotidien. Plein de gens, pas forcément mal intentionnés, peuvent être à l’origine de discriminations ou de petites choses blessantes. Parfois, en en parlant avec eux, on peut arranger les choses. Si on leur fait réaliser ce qu’ils ont dit, ils peuvent prendre conscience que leur comportement, même si ce n’était pas leur intention, est discriminant. Mais parfois, ce genre de discussion bloque et c’est là tout l’intérêt de passer par une œuvre de fiction, d’entertainement, avec des situations divertissantes et un peu plus légères. Ça peut être plus simple et plus efficace pour faire passer ce genre de message.
Yaichi, le personnage principal, illustre un peu cela : au départ, il a des préjugés sur Mike, le mari de son frère décédé, et en le rencontrant, les barrières tombent…
Oui, Yaichi représente ça, un individu pas forcément mal intentionné, mais avec tous les préjugés qu’il peut avoir. Ce qui est intéressant, c’est que ce personnage peut paraître proche des lecteurs de la revue. En plongeant dans son intimité, puisqu’on connaît ses pensées, on peut apprendre et évoluer en même temps que lui.
Dans le manga, on voit un jeune garçon allant se confier à Mike, parce qu’il n’ose pas faire son coming-out auprès de sa famille et de ses amis. C’est encore difficile, dans le Japon d’aujourd’hui, de faire son coming-out ?
Au Japon, à l’adolescence, ce n’est vraiment pas évident de faire son coming-out. De toute façon, là-bas, ce n’est pas la norme. Il y a aussi une différence entre la ville et la campagne.
Dans la série, beaucoup de situations ont l’air vécues. Cela vient-il de vos expériences ou de celles d’amis ?
Il y a une certaine inspiration et des indices liés à mon vécu, des observations que j’ai pu faire. Mais ce n’est pas autobiographique. Par exemple, j’ai un grand frère hétéro et quand j’ai fait mon coming-out, la situation n’a pas été problématique du tout.
“Il n’y a pas de débat sur le mariage gay au Japon.”
La série est bien équilibrée entre récit et pédagogie. C’est compliqué d’atteindre cet équilibre ?
J’ai toujours fait attention à ce que les lecteurs ne pensent pas que je leur reproche quelque chose, ou que je leur impose une manière de penser. Le plus important, c’est que le lecteur prenne du plaisir en lisant le manga. Donc, en tant qu’auteur, l’essentiel est d’imaginer une bonne histoire, qui donne envie d’être lue. A partir de là, je vois dans quel épisode je peux insérer les thèmes qui me tiennent à cœur. C’est assez difficile, ça demande un peu de jonglage, mais c’est ce qui est le plus intéressant à faire. Ce à quoi j’ai fait le plus attention, c’est justement la description de l’évolution des sentiments du personnage. J’ai essayé de les retranscrire de la manière la plus réaliste et la plus subtile possible. Parce que si ce n’est pas clair, s’il y a des choses qui n’ont pas de sens, ça n’aura pas d’impact dans le processus de réflexion du lecteur.
C’était important d’avoir au départ trois personnages bien définis : la petite fille un peu naïve et enthousiaste, le père avec ses préjugés initiaux, et enfin Mike, son beau-frère canadien, le gay ouvert et sympa ?
Je suis connu pour faire des mangas gays et Le Mari de mon frère aurait pu avoir l’image d’un manga gay pour hétérosexuels. Il fallait donc que le lecteur de base, hétéro, ait envie de lire ce manga sans que cela lui donne l’impression que c’était juste un manga gay. C’est pour cela que les trois personnages principaux, tel que je les ai définis au départ, et ce qu’ils représentent, étaient cruciaux dans la création de l’histoire.
Le thème de la famille est important dans la série…
Au Japon, l’image de la famille peut être très figée, et c’était intéressant d’aborder ce genre de thème – alors que dans la réalité les situations familiales sont très variées. Globalement, au-delà de la famille, l’une des thématiques explorées, c’est ce que l’on considère comme étant normal et ordinaire dans notre quotidien.
Au Japon, où en est-on du mariage gay ?
En fonction des régions, certaines préfectures et certaines mairies commencent à délivrer des certificats – comme des certificats de concubinage. Mais il n’y a aucune loi qui encadre ça. C’est un peu de la com, mais c’est mieux que rien. Je pense que les esprits vont un tout petit peu dans le bon sens, mais concrètement on n’en est pas encore du tout au mariage gay. Il n’y a pas de débat. Au moment des élections, en général, la question du mariage gay finit toujours par être évoquée, mais quand il n’y a pas d’élection, on n’en parle pas. Et ça n’a pas l’air d’intéresser du tout le gouvernement actuel.
Avez-vous été triste de terminer la série ? Vous n’envisagez pas de donner une suite à ces quatre volumes ?
Oui, j’étais triste. Normalement, une fois que j’ai fini une série, je passe à autre chose. C’est ma manière de travailler. Là, la fin du tome 4 permet de faire autre chose. C’est une question de timing… Est-ce que je ferai un jour un chapitre hors-série, un spin-off ? Je ne sais pas encore, mais ce n’est pas impossible.
Comment a-t-elle été reçue au Japon ?
Au moment où je l’ai commencée, personne ne savait quel accueil elle allait recevoir. C’était difficile à dire. Même l’éditeur ne savait pas quelle serait la réception du public. Donc on n’a pas imprimé beaucoup d’exemplaires du tome 1. Et puis très vite, ça a été très bien reçu, en tout cas plus que ce à quoi on s’attendait. On a enchaîné les réimpressions, la série a reçu des prix, un vrai succès s’est confirmé au fil des mois. Evidemment, si on compare aux énormes best-sellers qui cartonnent au Japon, on n’est pas non plus à ce niveau-là !
Que pensez-vous de la vision du yaoi sur l’homosexualité ?
En tant que lecteur, il y a des choses que je trouve intéressantes dans le boys’ love et d’autres que je trouve nulles. Mais si on regarde globalement les personnages de boys’ love, le gay passif est très efféminé et l’actif est très viril et très masculin. C’est une vision très hétéro normative, c’est dommage et caricatural.
Propos recueillis par Anne-Claire Norot
Merci à Bruno Pham et Olivier Cerri
Une exposition des dessins érotiques de Gengoroh Tagame a lieu jusqu’au 15 novembre à la galerie Artmen, 64 rue Notre Dame de Nazareth, 75003 Paris, sur rendez-vous.
Le Mari de mon frère, 4 tomes, Editions Akata
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