Les entrepreneurs véreux et le détournement d’offres publiques, c’est sa spécialité. Depuis deux ans, Charles Duchaine fouille le marché des poubelles de Marseille, verrouillé par Alexandre Guérini, le frère du sénateur PS. Une affaire à la hauteur de son ambition.
A Marseille, même les résultats de l’OM passent au second plan. Les élus locaux s’angoissent et l’histoire remue la ville depuis deux ans : avant de quitter son poste après un septennat d’exercice, le juge d’instruction Charles Duchaine voudrait boucler la plus grande affaire des vingt dernières années, celle que le magistrat et ses gendarmes ont nommée « Guernica ».
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Le dossier concerne les marchés présumés truqués du département, et particulièrement du traitement des déchets, avec détournement d’offres publiques : il paraît aussi complexe que le chefd’oeuvre de Picasso. De grands noms, de Marseille à Paris, jusqu’à l’Elysée, affleurent au fil de la procédure.
Au commencement, une lettre anonyme
L’histoire s’enclenche après une lettre anonyme datée du 2 février 2009, qui dénonce des malversations présumées des frères Guérini, Alexandre et Jean-Noël, responsables du Parti socialiste marseillais des années 2000 et natifs de Calenzana, en Haute-Corse.
Jean-Noël est sénateur, président du conseil général, secrétaire de la fédération socialiste, le plus visible des deux. Alexandre, dit Alex, grande gueule et businessman, s’occupe, lui, du marché des ordures, pèse sur l’attribution des marchés publiques, la bonne tenue du parti. On le soupçonne de relations avec des milieux louches. La lettre anonyme, neuf pages, dénonce un système qui oppresse la ville à cause de la passivité du monde politique, droite et gauche confondues. Il y a danger à se saisir de l’affaire vu ses dimensions politiques locales et nationales.
Le directeur de cabinet de Sarkozy, Christian Frémont, a officié comme préfet de la ville ; Bernard Squarcini, à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), comme préfet de police. Suez et Veolia possèdent de nombreux marchés dans la ville, que certains s’amusent à nommer « Veolialand ». Qu’importe. Duchaine, passionné de sports mécaniques, adore les frissons. Haute stature, le magistrat arrive toujours au palais en moto.
Il ouvre le dossier le 16 avril 2009. Le 27 avril, il trouve sur son bureau la retranscription d’une conversation entre Jean-Noël et Alexandre Guérini:
Jean-Noël – « … Il me dit bon, il me dit, l’enquête préliminaire sera ouverte. A mon avis, ça doit être pour les décharges, Alex.
Alexandre – Hé, qu’est-ce que tu veux que ce soit ?
Jean-Noël – Hum, mais de toute façon au bout de trois ans y a prescription, ils peuvent rien faire (…)
Alexandre – Ouais, dis-moi… Euh… Demande le service que c’est quand même.
Jean-Noël – Oui, oui, demain, hein.
Alexandre – Avec précision, bien sûr, demain. »
Traduction : Jean-Noël Guérini apprend à son frère Alexandre que la justice vient d’ouvrir une enquête contre eux à la suite d’un courrier anonyme. Leur informateur se trouve alors à Madrid où Nicolas Sarkozy effectue une visite. A ses côtés, Renaud Muselier, député UMP de Marseille, alias « la dinde » ou « le docteur » dans les écoutes, que les frères soupçonnent d’avoir envoyé la lettre anonyme. Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, Bernard Squarcini et un général de gendarmerie accompagnent aussi le président de la République.
Le juge spécialiste des affaires complexes
A 48 ans, « Duduche », comme on le surnomme, est devenu un spécialiste des dossiers financiers complexes qui mélangent politiques, mafieux, entrepreneurs véreux et marchés publics. Un champ vaste, dense et bouillant que laboure le juge paysan. Et à Marseille, la terre est fertile. Entre influence corse, chaleur méditerranéenne et clientélisme atavique, les dossiers s’empilent. Le juge est devenu une curiosité de la ville.
En janvier 2008, déjà, il avait fait emprisonner Jean-Christophe Angelini, un élu corse, à la sortie d’un restaurant parisien où il déjeunait avec le « Squale », surnom de Bernard Squarcini. Quelques jours après, Eric-Marie de Ficquelmont, ami d’enfance de Frédéric
Péchenard était arrêté puis relâché sans charge. Tout ce beau monde figurait dans le dossier de la SMS, une entreprise de sécurité montée par un ancien nationaliste, Antoine Nivaggioni, soupçonné d’avoir truqué des marchés publics. « Le juge n’est pas diplomate, sourit aujourd’hui un de ses collègues de l’instruction. Quand il tape, il tape. » Ça agace en haut lieu.
A l’époque, Duchaine avait convoqué le personnel des RG pour audition : les renseignements généraux étaient soupçonnés d’avoir alerté Nivaggioni de l’avancée de l’enquête, et celui-ci avait disparu pendant dix-huit mois. Dans le bureau du juge, on trouvait alors des flics corses, réputés proches de Squarcini, et le futur préfet de police de l’île de Beauté, Jean-François Lelièvre. Ce genre de remue-ménage n’émeut guère le juge.
L’affaire Guérini n’arrange rien à sa réputation et à ses rapports avec Bernard Squarcini. Le 8 octobre 2009, sept mois après l’ouverture de l’enquête, Alexandre Guérini reçoit un texto de son avocat Olivier Grimaldi. « Le Squale a dit que tout était écrasé et que des coups de fils avaient été passés. »
Proche de Jean-Noël Guérini, avec qui il a effectué sa rééducation cardiaque, le directeur du renseignement Squarcini n’a vu que deux fois Alexandre, selon ce dernier. Mais en audition, l’avocat fait une drôle de déclaration : « Alexandre Guérini était très inquiet au regard des articles de presse qui sortaient, je pense qu’il a essayé de s’informer auprès des services de M. Squarcini. » Etrange, car le 8 octobre 2009, la presse n’a encore publié aucun article sur une instruction qui ne sera dévoilée que le 17 novembre suivant. Et le nom de Squarcini n’apparaît pas dans les écoutes. Pas de preuve, seulement un soupçon.
Après les multiples révélations dans la presse sur ses discussions avec son frère Alexandre, Jean-Noël a porté plainte pour violation du secret de l’instruction. « Nous avions déposé plainte le 6 février, précise son avocat Me Dominique Mattei, nous l’avons à nouveau fait en nous étonnant que notre première action n’ait eu aucun effet. Au moins là, une enquête préliminaire a été ouverte le 19 février, et confiée à la police judiciaire. » Or, Duchaine se trouve en mauvais termes avec les policiers.
Un haut flic marseillais qui a bloqué l’une des enquêtes du juge est dans le collimateur de l’Inspection générale de la police (IGPN). Ce commissaire a des rapports un peu trop proches avec les malfrats de la région. De la porosité, comme on dit à Marseille. Il peste ostensiblement contre le magistrat dans les couloirs de l’Evêché, le commissariat central de Marseille.
« Il est presque impossible de dessaisir Duchaine », tempère un avocat impliqué dans le dossier. De toute façon, le parquet le soutient totalement. Le procureur de Marseille Jacques Dallest dit souvent « qu’il peut être caractériel, mais que s’il n’y avait que des juges comme lui, les affaires aboutiraient plus souvent ».
Duchaine est un colérique et ne le cache pas. Bien des avocats ou des prévenus ont été témoins de ses sautes d’humeur ou ses coups de gueule contre les journalistes qui bénéficient des fuites… « C’est à cause de gens comme ça qu’on se retrouve avec des morts dans les dossiers », déclara-t-il un jour devant des avocats médusés.
Sur l’avenir de Duchaine, les paris sont ouverts
Peut-on écarter Duchaine par une promotion ? Le magistrat se montre assez honnête pour avouer que sa carrière ne le laisse pas insensible. Un avocat bien en cour à l’Elysée lui a proposé un poste dans le privé. Duchaine a refusé : « Franchement, s’ils veulent m’acheter, ils pourraient y mettre les moyens », a-t-il blagué devant un collègue parisien.
Duchaine espérait obtenir la direction de l’Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, qui sert à gérer les biens issus du grand banditisme. On la lui a refusée malgré une promesse et sa participation à la rédaction du texte de loi qui institue l’agence.
« C’est un juriste fin, un professionnel foncièrement honnête, explique un avocat de la galaxie Guérini. Mais c’est un être complexe, dépité devant le manque de moyens de la justice et parfois ses lenteurs, ses dysfonctionnements. »
On peut s’en rendre compte en lisant son livre titré Juge à Monaco (Michel Lafon). Charles Duchaine y raconte son expérience de magistrat détaché dans la principauté entre 1994 et 1999. Il parle de sa famille (marié, deux enfants), rend hommage à sa greffière, et se révolte contre la justice de classe, mais dévoile son goût pour les grands coups de filets, les enquêtes médiatiques qui parfois le rendent « excité comme un gamin ».
Mégalo ? « Non, aveuglé par le goût du résultat », dit ce même avocat. A Monaco, il se fera fort de boucler la première enquête pour blanchiment avéré dans le micro-Etat. Ce sera sa seule satisfaction. Daniel Ducruet, l’ancien époux de la princesse Stéphanie de Monaco, le fera condamner pour diffamation à la parution du livre.
Cette volonté de sortir des affaires lui a valu une violente campagne de sa hiérarchie. Ironie de l’histoire, son ancien supérieur, Jean-Pierre Picca, est aujourd’hui le conseiller justice de Nicolas Sarkozy – et a donc un pouvoir sur la promotion des juges. Sur l’avenir de Duchaine, les paris sont ouverts. Quelle affaire va-t-il encore débusquer ? Quel homme politique va-t-il convoquer ? Et surtout, où va-t-il partir ?
Xavier Monnier
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